Frère Dominique (2006)
Fr Gilles Danroc op
( 8 ème centenaire )
22 septembre 2006
A la fin de l’hiver 1206, une forte délégation de hauts dignitaires avec escorte de soldats et domestiques, oriflammes et trompettes, chevaux et chariots de présents arrivent par la porte Est des remparts de Montpellier. A sa tête, Diègue, évêque d’Osma, ambassadeur des Rois de Castille. Il est accompagné par le sous-prieur de son chapitre, Dominique de Caleruega, et de sa suite. Ils viennent de traverser l’Europe du Sud au Nord et du Nord au Sud pour la deuxième fois. Ils arrivent de Rome où ils ont rencontré le Pape Innocent III et vraisemblablement de Citeaux où Saint Bernard avait fondé les Cisterciens, véritable fer de lance du renouveau ecclésial au XII ème siècle.
A Montpellier, ils rencontrent les trois légats du Pape chargés du dossier de l’hérésie en Languedoc. Ils ne savent comment faire pour réussir leur mission d’éradication de l’hérésie que l’on appelle aujourd’hui et depuis peu, cathare. Diègue, consulté, leur demande de joindre le geste à la parole. Et il renvoie sur le champ son escorte et ne garde avec lui que Dominique.
Puis ils partent à pied, avec la Bible dans un sac à dos et en mendiant leur nourriture, un beau matin de début de printemps, par la porte Ouest. Ils sont quatre : Pierre de Castelnau et Raoul de Fontfroide, cisterciens et Légats du Pape, Diègue et Dominique. Ils marchent vers Servian, le premier foyer de Bonshommes et Bonnes femmes, autrement dit les Cathares qu’ils vont non pas combattre avec la puissance officielle mais rencontrer à égalité dans les formes du dialogue de l’époque, la ’diputatio’ théologique. L’hérétique n’est plus à détruire mais à rencontrer.
C’est à Montpellier que Dominique ne se fit appeler que Frère.
Mais qui est-il donc celui-là qui s’avance dans sa mission toute neuve, à pied, sans escorte et mendiant son pain ? Le plus jeune et peut-être le plus capable de nouveauté, de cette bande des quatre sur le chemin. Pourtant il s’efface derrière son évêque Diègue qui a eu l’initiative et la parole à Montpellier qu’ils laissent maintenant derrière eux. Sait-il, chemin faisant dans la fraîcheur du matin, qu’il inaugure la trace d’une itinérance féconde ? Peut-être pressent-il au regard des fleurs de printemps au bord de la route que l’hiver d’une Eglise oublieuse de la simplicité évangélique veut faire place à la convivialité printanière et fraternelle que Jésus vivait avec ses apôtres ? A-t-il senti vibrer en lui l’intuition géniale, en rupture d’un passé qui fut glorieux, que l’hérétique était un frère qui pouvait certes se détourner de la vérité de l’évangile mais en vivant tout de même des valeurs captées ça et là du même évangile ? Il sait que sa mission a été choisie par le Pape en plein cœur du problème numéro un de l’Eglise de son temps. Désormais il marche résolument vers la nouveauté. Désormais il sera un frère de tous, frère du Christ ressuscité, ce Jésus de Nazareth qui marchait annoncer le Royaume de paix à tous ses frères les hommes. Désormais il prêche ce Royaume en vivant avec ceux à qui il est envoyé, en créant des communautés qui incarnent la parole de vie. Créer des communautés témoin où l’amour vivant de Dieu se donne à voir. Prêcher pour fonder des communautés et fonder des communautés pour prêcher par la parole et par l’exemple. Voilà ce qui prend forme en lui à chaque pas du chemin dans la découverte joyeuse de ce printemps 1206.
Les frères nous ont laissé des documents et des témoignages. Nous connaissons les grandes lignes de sa mission et, à grands traits son allure en chemin, à la naissance du charisme dominicain. Mais ce sont nos sœurs qui ont précisé les détails de son visage et donné force à cette incarnation de la simplicité évangélique. Sans les sœurs, fondées en premier, nous saurions son message mais nous ne connaîtrions pas son visage : « visage beau et légèrement coloré, cheveux et barbe légèrement roux, de beaux yeux. De son front et de ses cils, une sorte de splendeur rayonnait qui attirait la révérence et l’affection de tous. Il restait toujours souriant et joyeux, à moins qu’il ne fût ému de compassion par quelque affliction du prochain. Il avait les mains longues et belles ; une grande voix, belle et sonore. Il ne fut jamais chauve et sa couronne de cheveux était complète, parsemée de rares fils blancs. » Sans sœur Cécile, nous ne saurions pas que Dominique avait de beaux yeux ! De belles mains et une belle voix ! Je vous en prie mes sœurs, huit siècle après votre fondation en premier dans l’Ordre des prêcheurs, soyez gardiennes de cette vérité de Dominique, rappelez nous sans cesse ses yeux et ses mains ! Sinon nous, les frères, nous allons occulter le visage de Dominique, nous allons le réduire à un message ! Certes, un message beau et intelligent, pertinent comme nous disons et peut-être efficace pour transformer le monde par les idées mais sans vie, sans les yeux et les mains qui peuvent voir, contempler et toucher Dieu et nos frères les hommes ! Ne nous le cachons pas, si Dominique, frère Dominique est si peu et si mal connu, parfois moins que certaines saintes ou saints de son Ordre, c’est parce que nous avons perdu son visage et que le message a complètement occulté le messager. Mais qu’est ce qu’un message sans messager ou un évangile sans Jésus ?
Il est vrai qu’un visage, surtout s’il est beau, ne se laisse pas voir facilement. Dominique reste pour une part énigmatique. Toute beauté souriante et joyeuse a sa part d’ombre et de nuit. Et Dominique a beaucoup vécu la nuit. Dans l’obscurité et la tourmente nocturne de l’intercession. C’est de nuit qu’on affronte la laideur du monde ! C’est dans l’intercession non pas pour les siens à protéger mais pour l’humanité qui se noie ou parfois se complait dans la violence et l’autodestruction que se burine le visage de la vérité et de la compassion. C’est quand tout dort, satisfait de soi, que le coeur doit veiller ! C’est dans la souffrance la plus forte, celle pour autrui, que le cœur puise sa relation à Dieu. Oui, c’est dans la foi que la souffrance est convertie en espérance, que la mort est transfigurée en résurrection, que la nuit des larmes fait naître le jour de l’accueil et de la joie. Dominique, depuis la tour de guet où il est né, a appris au long des nuits à devenir un veilleur !
Demeure l’icône de Dominique, en intense méditation de la parole de Dieu, que nous donne comme une grâce son frère et notre frère Fra Angélico. Dominique y est tout entier pacifié depuis le lieu du cœur où il reçoit la parole qui donne la vraie vie. Eveillé de la nuit par le soleil de justice, le Christ ressuscité à la lumière sans déclin, Dominique vit la paix qu’il va partager en prêchant. Voici le juste portrait de frère Dominique : pacifié après la marche, la mission, la disputatio et l’accouchement de la vérité, il a combattu le combat de la miséricorde et de la compassion dans l’intercession tenace de la nuit. Et au calme du matin ou du soir, à la brise légère, le voici qui rayonne de tout son corps ce qu’il a entendu de toute son intelligence et accueilli de tout son cœur. La conversion et la mission ne suffisent pas plus que l’intelligence sans la vie à la prédication. Il y faut par-dessus tout cette douce pacification, cet accueil de la grâce, cet effacement devant Celui que nous annonçons. Sans quoi nos paroles ou nos écrits ne sont que cymbales retentissantes et bruit inutile !
Voilà ce qui nous rend la tâche presque impossible : comment présenter aujourd’hui Dominique de Caleruega en ces temps indécis ? Préférer paresseusement parler de sa famille riche en saints évidents ? L’ensevelir sous nos pensées et nos messages ou notre théologie ? Détailler son action et sa mission ? Plonger dans la nuit sans chercher d’aube ? Oublier la source en se croyant assez forts pour s’en passer et passer à autre chose ?
Sœur Cécile et Fra Angélico esquissent une réponse toujours à venir. La beauté de Dominique naît de son effacement. Comment dire un effacement sinon en le vivant de toutes ses fibres ? Nous pouvons être l’icône vivante de Dominique si nous nous effaçons devant la Parole, si nous la laissons pacifier tout notre être, si nous habitons ce lieu du cœur où elle naît par la grâce de l’Esprit. Et non pas chacun par son œuvre brillante mais en donnant visage à notre communauté, à notre convivialité et notre joyeuse miséricorde. Effacement où la Parole qui donne la paix retentit en nous pour effacer l’orgueil sans cesse renaissant, pour effacer nos si petites jalousies, nos ego surdimensionnés, nos soif de reconnaissance plus altérées que nos soif de Dieu. Oui, le secret de Dominique c’est cet effacement où Dieu vient naître en nous dans le respect le plus absolu de nous-mêmes ! Où Dieu vient naître en nos communautés dans la liturgie quotidienne de notre charité ! Où Dieu vient naître en nos communautés dans notre respect s’il est mutuel, premier pas de l’amour ! Où Dieu enfin vient naître en la simplicité garante de l’évangile !
Vous avez remarqué la Bible ouverte où Dominique puise la paix qu’il rayonne. La page est blanche car au cœur des écritures, il y a cette page blanche que chacun doit chercher sans cesse. Si nous pouvions nous encourager les uns les autres à la chercher ? Alors, forts de nos frères et de nos sœurs, nous pourrions en Eglise, écrire notre poème vital d’alliance avec un Dieu amour, avec Jésus le Christ notre frère, avec l’Esprit qui se joint à notre esprit ! Alliance où s’enracine la prédication !