La Parole aime à jouer au déséquilibriste !
9 août 2007
Frères et sœurs, si vous avez encore en mémoire la seconde lecture de cette solennité de S. Dominique, peut-être la trouvez-vous un tantinet trop radicale ? « Un temps viendra où l’on ne supportera plus l’enseignement solide ; mais au gré de leur caprice, les gens iront chercher une foule de maîtres pour calmer leur démangeaison d’entendre du nouveau. Ils refuseront d’entendre la vérité ». Et puis si vous n’avez retenu que quelques versets bien découpés, vous avez dans votre tête « interviens à temps et contre temps, fais des reproches, dénonce le mal ». La couleur paraît assez sombre et terni… pour un Ordre qui dit avoir un fondateur « toujours souriant et joyeux, à moins qu’il ne fût ému de compassion », cela peut nous laisser pantois ! .. et imaginez ce que pourrait être les lectures pour un fondateur d’Ordre religieux austère et froid ! Mais sans doute plait-il à Dieu qu’un tel fondateur n’existe pas !
Alors, plus sérieusement, faudrait-il donc considérer la Parole de Dieu et la prédication comme s’interposant de manière frontale, en opposition directe avec tout ce qui se vit, s’entend et se voit dans le monde ? Si nous reprenons maintenant l’Evangile, nous parlerions davantage de déstabilisation que d’affrontement : « Allez, je vous envoie », voici pour le changement d’orientation … « n’emportez ni argent, ni sac, ni sandales », voici pour l’entrée en zone de déséquilibre … « dites aux habitants : le règne de Dieu est tout proche », voici pour l’intrusion de paroles de Vie dans celles du monde. Par quelques mots, le Christ vient bousculer, déséquilibrer le petit jeu de la vie, dans le petit cercle bien rodé des habitudes du monde. C’est que la Parole de Dieu aime jouer au déséquilibriste. Elle aime à mettre en valeur l’inattendu de la Vie venant de Dieu alors même que le monde lui préfère le dosage subtil et savant du compromis, de l’équilibriste du consensus.
Eh bien, cette figure de la parole qui déséquilibre, de la parole comme déséquilibriste, c’est celle que je voudrais retenir et vous faire partager aujourd’hui, en cette fête de S. Dominique, en cette année du 8° centenaire de la fondation de Prouille. La parole comme déséquilibriste, image de la vie dominicaine sous toutes ses formes. Car si l’on devait rechercher une coloration commune à toutes les branches de la famille dominicaine, ne serait-elle pas quelque chose comme une expérience liée à la Parole ? « Proclame la Parole, travaille à l’annonce de l’Évangile ». Une passion pour la parole, celle de Dieu comme celle dont nous usons dans le quotidien de nos vies ordinaires. Vivre dans la Parole, vivre de la Parole, pour donner, redonner du goût à notre parole.
Et la première expérience de la Parole est celle de l’Écriture. Or, ce que nous savons dès que nous l’abordons, c’est que la Parole de Dieu nous déséquilibre car nous butons à la comprendre et à en vivre. Elle nous résiste tant nous aimerions la posséder comme nous possèdons une chose alors qu’il s’agit de la rencontrer comme on rencontre une personne, au seuil d’un mystère dont on ne peut faire le tour. Elle se dérobe à nous si nous nous trompons de posture et nous laisse alors dans le brouillard comme certains jours d’été en montagne. Il nous faut prendre le temps, en perdre même du temps, pour que notre chair apprivoise la parole de Dieu, qu’elle révèle en nous mystérieusement la Vie divine qui la porte. Cette Vie inouïe est la vie amoureuse du Père pour nous, manifestée en Sa Parole faite chair, Jésus-Christ. Séjourner dans la Parole, c’est « ne rien vouloir connaître d’autre que Jésus-Christ, ce messie crucifié ». Il est le signe de contradiction par excellence, le déséquilibre de toutes nos petites idées sur le bonheur, la réussite, l’efficacité, autant de valeurs que nous préférons coter en bourse plutôt que de les mesurer à la Vie venant de Dieu. Ces remises en cause que le Christ opère toute sa vie ont leur apogée dans l’équilibre de la Croix, dans cette réconciliation du Ciel et de la terre, dans cette révélation de l’amour qui aime jusqu’au bout. Vivre la vie dominicaine, ce pourrait être ça, montrer l’homme, la femme, transformés par la Parole, traversés par la Parole, transfigurés par la Parole faite chair à l’image de Dominique dont le « visage rayonnait de la lumière divine ». Contempler la Parole, frères et sœurs, et selon l’adage, partager aux autres avec nos propres mots, nos propres paroles, cette expérience de la Parole faite chair.
Et l’on comprend bien, dans cette seconde expérience de la parole que ce que nous désirons partager aux autres n’est pas l’opposé du silence, mais bien au contraire, son déploiement. C’est dans le silence que se fonde notre témoignage, notre prédication. Le silence est la matrice de la parole. Silentium pater praedicatorum disaient nos vieux frères formés au latin et qui ne sont parfois pas si vieux que cela d’ailleurs. Mais ce que cette parole, façonnée dans le silence, va venir déstabiliser, c’est en revanche le blablatage de la communication qui use « du prestige du langage humain pour chercher à convaincre ». Il faut bien reconnaître malheureusement qu’un frère dominicain peut glisser ici facilement car il a une forte capacité à beaucoup blablater avec des discours sur la vie, sur le monde, sur la joie, sur Dieu même, sans avoir conscience qu’il coure le risque de couper ses paroles de toutes réalités effectives. Ce sont ces discours sur qui polluent l’acte de parler et provoquent, un peu partout, une crise de la parole. Non pas des discours sur mais des paroles de. Il nous faut porter, donner, offrir une parole de vie, une parole de joie, une parole de Dieu. Et c’est dans ce passage que nous vivons un déséquilibre. Vivre la vie dominicaine, ce pourrait être ce long et parfois douloureux apprentissage de passer des discours sur à des paroles de, d’arrimer nos paroles à celle plus intérieure, que l’Esprit de Dieu souffle en nous. Elle seule a le pouvoir d’être une parole de vérité, de miséricorde, qui vivifie, relève, réveille, ressuscite dans l’Esprit du Seigneur.
La Parole aime jouer au déséquilibriste. Je l’avoue, le néologisme ne vient pas de moi mais il s’est fait entendre plusieurs soirées, dans la cour d’honneur du palais des papes à Avignon, il y a tout juste un mois, en ouverture du festival. Valère Novarina, auteur-metteur en scène contemporain, donnait sa nouvelle création, L’acte inconnu. Un des personnages, tout vêtu de rouge, se prénommait « le déséquilibriste ». Il disait aussi être « la parole portant une planche ». Précisément, il porte, tout le long de la pièce, une planche de bois longue de deux mètres environ sur l’épaule. Mais arrivons à la fin du spectacle. Sur la scène, s’organisent à partir de deux autres planches de bois et quatre tréteaux, deux tables, avec assiettes et verres pour un repas. Arrive en fond de scène le « déséquilibriste », « la parole portant une planche ». Il dépose sa planche entre les deux tables, comme un trait d’union permettant alors de ne former qu’une unique longue table. Il s’assoit au centre. Les comédiens sont face au public. Se donnent alors à voir 12 personnages entourant celui qui joue la Parole et qui ouvre un festin de pain et de vin. Sans le dire, mais en le montrant, la Cène du jeudi Saint évoquée sur scène. La Parole, le Verbe se donne à nous, se partage, nous ouvre à une communion. La Parole a le goût du bon Pain. Elle nourrit, elle fortifie. Frères et sœurs, que le pain et le vin que nous allons maintenant partager, Corps et Sang du Christ ressuscité, Verbe de Dieu, configure en nous notre parole à la sienne. Que nous soyons les uns pour les autres parole vivifiante, signe et puissance de Dieu !