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Le silence de Dieu... et nous ?

Samedi Saint 2009

29 avril 2009
Depuis quelques années la thématique du « silence de Dieu » est devenue porteuse. Autour de cette expression se nouent des éléments très « existentiels » qui vont parfois jusqu’à l’obsession. Pourtant, on se rend rapidement compte de ce que ce qui semble une thématique unifiée se diffracte sur au moins trois registres, trois modes de parole, trois types de vérification et de véridiction, sur trois modes-de-vie ou types de gestes. Et que, à l’occasion de ces divers registres, une charge émotive (forte, souvent) y est liée et varie énormément.
Il y a, pour commencer comme nous en sommes au « Samedi saint », le registre liturgique : registre somme toute assez sobre, moins connu et, pourtant, très révélateur d’un changement d’orientation récent.
Il y a le registre théologique – tant du côté des judaïsmes que du côté des chrétiens – qui a généré et génère beaucoup de discours (livres, articles, conférences) : on note une inflation de ce discours depuis le traumatisme des « camps » et des divers génocides récents. Les productions oscillent entre des essais « apologétiques » et vont jusqu’à des constructions faisant du thème du « silence de Dieu » – en écho et en lien à celui de sa « mort », de son « absence » – un axe structurant d’une théologie et d’une pastorale s’en inspirant.
Il y a, enfin, le registre que j’appellerai, faute de mieux « existentiel », celui des lamentations et gémissements des personnes affligées dans leur chair et dans leur coeur, celui de leurs discours où quelque chose comme « le silence de Dieu » se laisse entendre, lire, souffrir. On se retrouve alors face à une souffrance exprimée dans un cadre religieux structuré par une attente d’un présence de Dieu ou d’un signe de son souci. Ce registre rejoint celui de bien des psaumes et prières de la Bible.
Je nous invite à décrocher pour le moment par rapport au registre théologique tel qu’il se donne souvent à lire en ce qu’il perpétue les problèmes liés aux « théodicées » dans le sillage des travaux philosophiques de Leibniz où il va de dédommager Dieu, d’une manière ou d’une autre. D’autant plus que ces théologies sont très loquaces pour parler ou marquer l’espace du « silence de Dieu ». Je ne dirai rien, ou presque, du registre liturgique en ce qu’il ne traite pas vraiment de ce qui nous intéresse ici : d’une part, le « silence » du Samedi Saint porte plus sur nous (notre silence) pour ne pas réveiller le Christ « endormi » et, d’autre part, le Christ y parle beaucoup mais aux ancêtres dans la foi depuis Adam et Abel le Juste jusqu’à son époque pour les réveiller et les entraîner dans la vie nouvelle. S’il ne nous parle pas, il parle alors à d’autres et c’est une occasion de réjouissance de croire l’humanité sauvée occupée, jusque dans la mort, à être relevée par le Christ sur le point d’être ressuscitant lui-même. Reste le registre « existentiel » qui signale éloquemment une tristesse, un être-attristé soit à la fois l’appréhension d’un mal et l’effet senti de la présence débilitante de ce mal, tant au physique qu’au « moral ». Ce qu’il importe alors d’explorer c’est comment et pourquoi s’inscrit une sur-plainte, une plainte supplémentaire du « silence de Dieu », un surcroît de tristesse lié à la confession d’un « silence de Dieu » – ou de ce qui est perçu ou vécu comme tel – dans cette situation.
Commençons par faire apparaître et ébranler certaines possibilité d’interprétation du rapport qui est établi entre certaines tristesses vécues et ce qui serait un « silence de Dieu ». Une rafale de questions orienteront rapidement. Si, dans des situations difficiles, affligeantes, on parle de « silence de Dieu », ce « silence » surgit par rapport à quoi ? Dieu parlerait-il constamment dans les temps de joie ? D’où provient l’attente d’une parole de Dieu à ce moment alors que cette requête ne s’énonce pas en d’autres temps ? Qu’est-ce qui la fait naître en nous (si et quand elle surgit) ? Qui ou qu’est-ce qui l’entretient et dans quels buts ? Serait-ce un désir d’entendre autre chose que ma plainte ou des paroles de réconfort plus irritantes parfois qu’autre chose ? Désir d’une présence sécurisante et salvatrice ? Serait-ce alors, dans le temps même d’un dire le « silence de Dieu » un cri de foi et d’espérance, un (r)appel à Dieu de sa fidélité et de ses promesses ou le désir d’un enfant qui désir être enveloppé, protégé à tout prix, qui aurait peur de prendre parole, de se risquer dans sa propre parole et qui attendrait la parole constante d’autrui pour l’autoriser ou pour s’y réduire ? Qu’est-ce qui fait que, de manière certainement plus marquée historiquement , on désire « sentir » une présence de Dieu
Pas toujours facile de trancher – si même il faut trancher ! Pas facile de tenir ce faisceau de possibilités qui marquent l’imbrication de la foi et de l’espérance au Dieu de Jésus Christ dans les méandres de nos passions et des structures psychologiques moins équilibrées, parfois, que l’on aimerait à se le faire croire. Pas aisé, enfin, de revoir à partir d’une autre grille heuristique ce qui semble constituer une « expérience » forte, structurante de la foi ! Et pourtant, ce travail « théorique » est peut-être à faire au nom même de la vérité de ce qui est en jeu et vécu dans la tristesse affligeante et la douleur lancinante injustifiée, injustifiable, surtout dans un monde créé par un Dieu confessé comme bon et miséricordieux ?
À y regarder de près, les choses se compliquent rapidement, avant même de tenter de déplacer la problématique de fond en comble. Car, en réalité, selon la Bible même, Dieu parle peu. Si on additionnait le temps où Dieu parle, ce temps serait court. Et, souvent, on verrait que Dieu ne parle pas, reste silencieux, malgré les attentes et demandes des « siens »… sans que cela ne cause d’angoisse supplémentaire. On verrait alors que dans bien des cas l’absence de signe de la présence de Dieu, son « silence » ne semble même pas entrer en ligne de compte dans la vie et les troubles et traumatismes de ceux ou celles qui lui sont fidèles, qui vivent de l’Alliance. Il importerait alors de bien cibler les moments qui semblent ressembler à ce que nous, aujourd’hui, désormais, nous disons et vivons (faisons l’expérience) lorsque nous parlons du « silence de Dieu » au creux de nos gémissements.
D’ailleurs, dans sa pratique, à divers niveaux, l’Église se méfie de qui présenterait un Dieu trop loquace ou de qui se présente comme ayant reçu une parole de Dieu pour lui ou pour autrui. Avec les idées de la « fin de la révélation avec la mort du dernier apôtre », avec l’idée de la « clôture du canon », l’Église signale que si Dieu, désormais, s’adresse à sa communauté ecclésiale, il ne fera, en fait, que réitérer ce qu’il a déjà dit . La « Parole de Dieu » commune est l’aune à laquelle juger des autres. Or cette parole résonne de manière intermittente en Église (liturgies, lectio divina, etc.) où il y va toujours ou presque d’un frère ou d’une sœur – ou de soi-même – qui (se) prête sa voix à la Parole de Dieu. Dans ces conditions si Dieu se tait ou si on fait l’expérience d’un « silence de Dieu », c’est peut-être que les voix des frères et des sœurs ne répercutent plus la Parole de Dieu, n’offrent plus ou pas adéquatement leur voix pour faire entendre « Dieu ». Enfin, les divers types autorisés d’accompagnements spirituels font toujours travailler l’individu sur ce qui se joue pour lui lorsqu’il s’expose comme traversé par une « expérience de Dieu » (que ce soit celle de Dieu qui parle et se présence ou de Dieu qui s’absente silencieusement) : l’énoncé et son énonciation sont toujours à vérifier, à rendre vrai en communauté avec autrui, l’individu n’est pas laissé seul avec ou sans Dieu !
Afin d’y voir un peu plus clair, quelques pistes, quelques amorces. L’attention a beaucoup porté, chez ceux et celles qui théologisent sur le « silence de Dieu » et chez qui souffre existentiellement de ce « silence » sur Dieu. Si, pour changer un peu, on s’orientait aussi à partir de qui souffre et de la diversité des formes que peut revêtir la « tristesse ». Les différentes espèces de la tristesse organisées par Thomas d’Aquin dans la Summa theologiae pourraient servir de guide (cf. Summa theologiae, IaIIae, q. 35, a. 8). On y retrouve, dans une anthropologie en décalage par rapport aux options modernes sur le « moi » : la miséricorde [je suis triste parce qu’un autre , un ami ou non, est accablé par du mal], l’envie [je suis triste parce qu’autrui a quelque chose que je désire et dont je me sens privé], l’anxiété [je suis affligé d’un mal mais il me reste de l’espoir d’en sortir], l’acédie [je suis triste à mort, sans plus d’espoir de m’en sortir], le repentir [je m’attriste de ce que j’ai fait du mal et que cela m’accable]) . Comment et dans quels cas, la complainte d’un « silence de Dieu » surgit-elle ? Peut-elle toujours surgir ? Lorsqu’elle a lieu, signale-t-elle toujours la même chose qui serait un « silence »\absence de Dieu ou un vide lié à la dissolution d’une présence fraternelle et\ou ecclésiale ? Quels espoirs permettent et l’énonciation d’un « silence de Dieu » comme plainte et comme occasion de résistance au mal ?
De plus, ne pourrait-on pas, lorsqu’on prend au sérieux la « plainte » qu’est le discours sur le « silence de Dieu » travailler à re-devenir vulnérable à du « déjà-dit » de Dieu, pour le réentendre à nouveaux frais, pour l’entendre comme une première fois en guise d’adressé, « réel » et concerné et non plus comme le rapport ou la relation d’une présence ou d’une absence ancienne de Dieu à autrui ?
Aussi, cette complainte où pourrait se loger une espérance ne révèle-t-elle pas la fragilité d’une prise de parole qui accepterait de demeurer sans emprise, sans maîtrise, sur la Parole, sur Dieu ? Est-ce que dire du « silence de Dieu » n’est pas une manière de marquer la limite, l’épuisement de la parole humaine, l’épuisement humain qui provient d’avoir trop parler ou de ne plus pouvoir avoir des mots pour a) dire ce qui fait mal et b) me dire autrement que comme accablé ?
Lorsque dans la plainte surgit une interprétation de ce qui est vécu comme « silence de Dieu », n’est-ce pas l’occasion d’une solidarité où il n’y a plus rien à dire, à faire écouter, rien d’autre, en tous les cas, dans le « maintenant » que la plainte même comme résistance au silence de la mort, à un silence de mort ? N’est-ce pas alors, dans le dire d’un « silence de Dieu » dans ma vie, l’occasion de dire un désir d’être adressé, d’être moins celui ou celle qui parle que quelqu’un à qui on s’adresse pour que « je » puisse tenir, pour que « je » puisse encore se dire et écouter autre chose que le travail du mal dans son corps et son âme ? Invitation alors à la présence fraternelle qui sache se taire sans s’absenter… Mais ceci ouvre un autre chapitre… pour une autre fois… Entre temps, pour boucler la boucle, où situer « Judas », les « Judas » de Jean, Matthieu, Marc, Luc dans tout cela ?