Alors les pierres crieront ...
Moniale de l’Ordre des Prêcheurs à Chalais
28 novembre 2004
« Je vous le dis, si mes disciples se taisent, les pierres crieront »Lc 19,40
Il faut des disciples qui annoncent, proclament, louent, défendent par la parole et par le don de leur vie. Il faut des disciples qui se taisent et parlent aussi par leur vie mais une vie sans annonce, une vie simplement exposée, proposée, sans efficacité apparente. Il faut des disciples qui se taisent pour que les pierres elles-mêmes se mettent à crier « Gloire à Dieu et Paix sur la terre » (Luc 2,14). Quand il n’y a plus rien à dire il faut donner parole au silence.
Voilà peut être le paradoxe le plus surprenant pour des moniales de l’Ordre des Prêcheurs. Ainsi l’a voulu saint Dominique son fondateur, rassemblant d’abord autour de lui un groupe de femmes converties par sa prédication et qu’il laisse en plein pays cathare. C’est cette petite pierre de fondation combien fragile et menacée qui soutiendra sa prédication. Il nommera cette première communauté la « Sainte Prédication » : une présence silencieuse qui dit la paix et la fraternité au milieu du vacarme des controverses et bientôt de la guerre, avec le déclenchement de la croisade.
Il faut des disciples qui se taisent pour que les pierres se mettent, elles aussi, à parler quand plus rien ni personne ne peut plus se faire comprendre, ne sait plus se faire entendre.
C’est tout le prix, le poids du silence vécu dans l’ardente certitude de son habitation par Dieu, le Verbe, l’Unique Parole du Père. C’est une manière de combat non violent pour obliger ce qui semble le plus inerte, le plus inapte à parler, à entrer en résonance, faire du silence un cri.
Dans un monde bruyant, plein de paroles et de vains mots il devient si difficile de laisser dans le silence et dans la paix couler nos larmes d’angoisse, jaillir celles de nos allégresses ou simplement se laisser vivre, dans la vérité de notre être, exposé au seul regard de Dieu. C’est pourquoi il faut des lieux, des êtres de silence.
Dans une grotte, sur la montagne de l’Horeb, Élie se réfugie loin des tumultes de la vie politique qui agite alors le royaume d’Israël. C’est dans le recueillement de ce creux de rocher qu’il peut laisser monter son désespoir et entendre dans l’apaisement de sa douleur le fin silence dans lequel Dieu veut lui parler :
« va, retourne par le même chemin du désert vers Israël ».
« Pour entendre la voix du Verbe il faut savoir écouter le silence »(P.Evdokimov)
On souligne chez saint Dominique une capacité étonnante à se « recueillir » à laisser se creuser en lui l’espace intérieur où peut venir au monde la Parole. Dans le silence de sa prière nocturne et solitaire il se laisse devenir : « sanctuaire de compassion » Dominique crie dans le silence : « mon Dieu, qu’en sera-t-il des pêcheurs ? »et lui répond comme en écho le cri de Dieu se répercutant à travers tous les temps :« Père ! ils ne savent pas ce qu’ils font. Pardonne leur ». Là où d’autres s’ouvrent sur le silence et la nuit, Dominique découvre l’humanité, un silence habité d’une multitude de voix. Son cœur purifié, plein de miséricorde pour toute la création, est devenu un sanctuaire de compassion où l’amour de Dieu et l’amour des Hommes ne font plus qu’un. Dominique écoute le fin silence du Verbe de Dieu lui redire comme il l’a dit à Élie, à Pierre, à chacun de ceux qui se mettent à sa suite :« n’ai pas peur, va maintenant vers tes frères et parle leur ». La grotte d’Élie est au cœur de Dominique !
Comme ils nous sont chers tous ces lieux de repos, ces êtres d’asiles, haltes dans nos pèlerinages et nos errances terrestres où, par grâce, nous pouvons reprendre souffle : silence d’un ami qui sait écouter, havre de paix d’une maison … une église, une communauté, une famille … tous ces refuges en haute montagne !
L’église romane, où nous prions à Chalais fait partie de ces lieux privilégiés qui portent le beau nom de sanctuaire. C’est un espace de silence où les pierres parlent, où le monde et Dieu conversent ensemble, un lieu saint. Tant de gens montent de la vallée pour s’y asseoir, y déposer leurs soucis ou simplement goûter un peu de paix et de silence.
Eglise et monastère sont tout entiers immergés dans un silence bien particulier : celui de la Chartreuse. Ce n’est pas par hasard que saint Bruno a choisi ce massif pour s’y établir comme ermite ; site sauvage aux montagnes abruptes et au rude climat, le « désert » de chartreuse -Dieu parle aux silences des déserts-
La première rencontre avec la Chartreuse est souvent saisissante. Le silence de la montagne est d’autant plus impressionnant que l’on quitte le bruit de la vallée de l’Isère industrieuse ! Neuf cent ans de présence monastique ont comme imprégné ce lieu de prière silencieuse. C’est pourquoi, ici tout particulièrement, les pierres peuvent parler à qui sait prêter l’oreille.
Au disciple enfin attentif, le discours des pierres se fait langage silencieux, parole murmurée.
Elles lui parlent du Monde, de cette vallée si proche à notre regard et pourtant si loin. Car mis à distance, le Monde se met lui aussi à parler une parole intelligible et notre monde intérieur s’ordonne. Dans le silence peut surgir la Parole qui recrée. Quand s’apaisent en nous les discordances, les flots inquiets, le bruit des mots, les tourbillons de vanité, alors surgit dans le silence enfin reçu comme un don, la Parole vraie, celle qui nous met en communion, communion les unes avec les autres en profondeur et en vérité, communion avec tous ceux qui « lèvent les yeux vers les montagnes cherchant d’où leur viendra le secours ? » (Psaume.120)
Ne cherchons plus hors de nous même, ne fuyons plus ce cœur à cœur au plus intime de notre être : c’est là qu’Il nous rejoint. Quand le disciple se tait, les pierres enfin peuvent crier.
Laissons celles de Chalais murmurer à notre cœur leur message de paix. Faisons silence et levons les yeux vers l’Agneau pascal placé en clef de voûte. Gravée dans la pierre, faisant cercle autour de l’Agneau l’inscription ne trompe pas, lisons ce qui est écrit : « Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde donne-nous la paix »
« Qu’il vienne notre Dieu, qu’il rompe son silence ! » Psaume 49,3.3.
Quel sens peut avoir la présence d’une petite communauté dominicaine perdue dans la montagne de Chartreuse sinon d’être cet espace de silence d’où peut jaillir une parole ; d’être cette assemblée au milieu de laquelle se tient mystérieusement présent le Christ.
Oui, « Que se lève dans l’assemblée quelqu’un
comme l’Agneau de l’Apocalypse
pour ouvrir le livre scellé
et le faire aujourd’hui parler.
L’humanité dans l’épreuve entendra,
Plus puissante que les bruits de mort et de guerre,
La voix de l’ami consolateur :
Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde !
Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ! »
(Didier Rimaud)
Alors, dans ce silence, que les pierres crient !