Close

Jeudi Saint 2015

Fr Jean-Christophe de Nadaï op

2 avril 2015

Jean 13, 1-15

L’Église, au début de ce temps du carême, avait invité ses enfants à suivre au désert ce Jésus qui enfante au monde de la grâce. Pour vivre en effet de cette vie de la grâce, qui transforme la vie des créatures en vie véritablement divine, il convient de ne plus être la dupe d’un monde qui souvent nous abuse en nous faisant croire que le bonheur pour nous consisterait dans le rassasiement de toutes nos convoitises. Telle est l’illusion dont nous flatte celui que la sainte Ecriture appelle en saint Jean le prince de ce monde, cet ennemi du genre humain que Jésus est venu combattre en ce monde et contre qui il a porté dans le désert une atteinte mortelle quand il lui déclara : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche du Seigneur.
Cette vérité nous démontre que l’ascèse du carême ne vise pas seulement à nous guérir de cette gloutonnerie où se signale l’esprit du monde, non plus qu’à simplement nous libérer de nos avidités et nous faire accéder ainsi à une meilleure maîtrise de soi : cela, il est d’autres sagesses pour l’enseigner, qui ne sont qu’humaines et non divines. Aussi bien, le Seigneur ne parle pas ici du superflu de nourriture ou d’autres plaisirs, mais du pain comme d’une chose nécessaire au soutien de notre vie de créature, et qu’il nous engage à demander chaque jour à Dieu notre Père. Il ne s’agit pas de retirer au corps pour que l’esprit apprenne à se suffire à soi-même. Mais au contraire, il a voulu que, comme le corps, le cœur et l’esprit sentent la faim ; que l’homme ait faim, dis-je, d’une faim non de besoin, mais de désir, d’un pain qu’il ne peut gagner, celui-là, à la sueur de son front, puisqu’il s’agit de Dieu lui-même, qu’il découvre devoir être tout son contentement ; d’un pain que l’homme ne saurait aller acheter, mais qui vient à l’homme, et se donne à lui.
Nous avons tâché de suivre Jésus dans ce désert aussi loin que nous l’avons pu. Peut-être, à ce moment de notre carême, où le grand jour approche, sommes-nous surpris d’étranges regrets de ne l’avoir pas suivi assez loin, en ce sens que nous n’aurions pas tenu les résolutions que nous nous étions fixées, que nous serions retournés un peu trop vite en arrière, parce que les charmes immédiats de ce monde qui passe auraient eu pour nous de plus puissants attraits que le pain substantiel de la Parole éternelle.
Mais c’est le Seigneur qui nous déclare qu’il est de toute façon un moment où il lui faut nous distancer, et qu’il est une portion de la route où il est destiné à s’engager lui seul. Seigneur, où vas-tu ? lui dit Pierre ; Où je vais, lui répond Jésus, tu ne peux pas me suivre maintenant. Mais tu me suivras un jour.
L’admirable épître aux Hébreux nous apprend que cet endroit où Jésus pénètre seul, comme le grand prêtre de Jérusalem pénétrait seul à Pâque dans le saint des saints, est le sanctuaire non fait de main d’hommes, où Jésus fait à Dieu l’offrande de son cœur ; c’est-à-dire, que tout le vouloir et tout le désir de ce cœur sacré de Jésus vont à accomplir, fût-ce au prix de sa vie, la volonté de Dieu son Père pour le salut des humains. Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel, enseigne-t-il à prier à ses disciples. En Adam, la terre s’était un jour dérobée à cette volonté du Père. Dans le cœur de Jésus, la terre est devenue comme le ciel des bons anges, car ce cœur seul se trouvait assez dégagé des liens du péché pour obéir ainsi aux ordres de notre Père du ciel, et mériter ainsi au reste des humains l’envoi de l’Esprit, dont le feu seul put entièrement consumer cette offrande, et celle de Pierre après la sienne.
Mais, devant que de nous distancer de la sorte pour nous frayer ainsi le chemin par sa passion, et nous ouvrir enfin le rideau du sanctuaire de Dieu, Jésus a voulu, quelle que soit la route parcourue par nous dans le désert, nous convoquer tous hors du désert, et nous réunir pour sa Pâque dans la sainte cité de Jérusalem, dans une salle que le Seigneur, renonçant à sa pauvreté ordinaire, a souhaitée ornée d’une tapisserie, dit l’Évangile. Cette pompe si nouvelle, dont la beauté des sanctuaires se veut aujourd’hui l’écho, est en rapport avec l’admirable mystère dont le cénacle alors fut le siège, et qui se renouvelle en nos églises aujourd’hui.
Prenez et mangez, ceci est mon corps livré pour vous, dit Jésus à ses disciples, au moment même où les Hébreux célèbrent par un sacrifice le mémorial de la libération de l’Égypte par le sacrifice de l’agneau pascal. Saint Paul dit que les Israélites, qui mangeaient la victime, avaient part à l’autel et au sacrifice, et s’unissaient à Dieu lui-même, à qui il était offert. Son corps allait être livré le lendemain en victime, manifestant au dehors l’offrande intérieure qu’il faisait à Dieu de son cœur. Mais il était nécessaire que ce mystère se manifestât aussi dans un mémorial et dans ce signe institué par Jésus la veille que de mourir ; autrement, nous n’eussions pu manger ce corps livré pour nous, et nous unir par lui à Dieu même, dont la vérité même reposait dans ce corps en unité de Personne.
Heureux, disait Jésus, ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés. Pour être ainsi rassasié de la vraie justice à qui tous aspirent en ce monde, et qui ne peut être qu’en Dieu ; pour être, donc, rassasiés de justice, il faut se nourrir du Juste ; il faut que le Juste pénètre jusque aux entrailles de son Église et, par l’Église, jusqu’aux entrailles des enfants de l’Église, afin qu’elles s’animent de sa charité pour Dieu et de sa tendresse pour les humains, de sorte que nos vies, conformées à la sienne, soit transformées en vie véritablement divine.
Aussi, au moment d’établir, aux yeux de l’Église des disciples, ce nouveau mémorial, il était naturel qu’il figurât vivement sous ces mêmes yeux la forme et l’esprit de cette vie, puisqu’ils devaient y être transformés. Quelques jours avant, il se représentait comme un Seigneur sur le point de quitter sa demeure, mais dont le retour imprévu exigeait de ses serviteurs de veiller sans cesse sur cette terre. Mais ce Seigneur se découvre aujourd’hui au milieu d’eux comme celui qui sert, ainsi qu’il est dit en saint Luc. Il était en outre leur maître, leur rabbi, comme il le rappelle aujourd’hui. La place ordinaire des disciples était alors aux pieds du maître. Aussi n’y a-t-il rien de plus singulier que de le voir se mettre à genoux et prendre soin lui-même de leurs pieds, un emploi qu’on réservait d’ordinaire au plus vil serviteur.
Il était, lui, ce messager de l’Évangile dont il est prophétisé par Isaïe : Qu’ils sont beaux, les pieds du messager de la bonne nouvelle, qui annonce la paix. Mais les nôtres sont souillés et malpropres. Nous sommes purs cependant, Jésus nous le rappelle : nous avons reçu le bain du baptême. Mais il est vrai que nos pieds sont crottés à force de parcourir un monde impur, dont nous contractons malgré nous les sales convoitises. Hélas, souvent, tout notre génie consiste à découvrir la crasse sur les pieds des autres, et à nous chausser pour couvrir la nôtre. Ne craignons pas de nous déchausser, mes frères, en présence de Jésus. Faisons de ce qui tend à nous éloigner les uns des autres par la honte de soi ou le mépris des autres l’occasion d’une plus étroite société entre nous, grâce à l’esprit de Jésus-Christ. Tous les hommes sont pécheurs, tous sont privés de la gloire de Dieu, dit saint Paul. C’est pourquoi, il nous faut recevoir aujourd’hui, non pas un par un, mais ensemble, entre nous, la grâce de Dieu par Jésus-Christ.