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2ème Dimanche de Pâques - B

Frère Adrian Candiard op (Le Caire – Egypte)

13 avril 2015

Jean 20, 19-31

… l’important n’est pas de voir, mais de se laisser regarder
Ce cher Thomas ! Il est vrai qu’il nous est cher, ce Thomas qui vient rituellement, à chaque printemps, avec la régularité d’une hirondelle, nous présenter le dimanche après Pâques ses doutes et son adoration. Et nous l’aimons bien, cet apôtre douteur qui nous décomplexe de nos propres doutes (ce n’était pourtant pas n’importe qui : quelques jours plus tôt, il encourageait les autres apôtres, alors que Jésus faisait route vers Jérusalem : « Allons nous aussi, et nous mourrons avec lui !), ce croyant exigeant et tellement humain qui légitime en quelque façon notre frustration de ne pas voir, nous aussi, le Christ ressuscité, ce Thomas dont le nom signifie Jumeau et dont nous aimons parfois penser que c’est de nous qu’il est le jumeau, puisqu’il nous ressemble tant !
Il faut reconnaître que, pour le prédicateur, c’est assez commode, pas de doute. Cela permet un habile tour de passe-passe, où le doute se confond aimablement avec la foi et où nous sommes invités, puisqu’il nous arrive comme à Thomas d’être gagnés par le doute, d’être au bout du compte croyant comme lui. Sauf que, c’est bien gentil, mais faire comme Thomas, ce n’est pas à notre portée. Ni vous ni moi n’avons, je suppose, jamais rencontré ainsi le Ressuscité ; ni vous ni moi n’avons vu dans ses mains la marque des clous, ni vous ni moi n’avons enfoncé notre main dans son côté ouvert ; et surtout, ni vous ni moi ne le ferons jamais. C’est une expérience unique
que celle de Thomas. Le proposer comme modèle pour notre foi, c’est vouloir fonder cette foi sur quelque chose qui ne se produira pas. Il est unique, Thomas, et sa voie est une fausse piste.
Peut-être qu’il nous ressemble, comme nous le répétons année après année, mais en tout cas, il est certain que nous, nous ne lui ressemblons pas. Nous ne pourrons jamais lui ressembler.
Et là, c’est un peu plus vertigineux. Puisqu’on ne peut pas se raccrocher à ce genre de facilité, il faut bien nous demander sur quoi nous fondons notre foi au Christ ressuscité, dont nous célébrons si joyeusement, en ces jours, la victoire sur la mort – victoire enthousiasmante, magnifique et pour tout dire, incroyable. Et pourtant nous croyons. Pourquoi, puisque le Ressuscité, nous, nous ne l’avons pas vu, et nous ne le verrons vraisemblablement jamais en cette vie ? Qui est-il au fond pour moi, ce Christ ressuscité qui est le centre de ma vie, que je veux aimer, que j’aime, et que pourtant je n’ai jamais vu ?
La question fait un peu peur, parce que c’est une question vitale et que la réponse n’est pas écrite à l’avance. Je ne peux pas répondre à votre place. Mais il a bien fallu que je me la pose moi aussi,
en méditant sur notre évangile. Au fond, ce Jésus ressuscité que je n’ai jamais vu, comment puis-je dire que je crois en lui ? La question n’est pas moins redoutable quand on est frère et prêtre, au contraire : j’ai dit que j’engageais ma vie à la suite du Christ, mais au fond, qui est-ce ?
Passée la panique, viennent les premiers éléments de réponse. D’abord dans les autres. Je n’ai pas vu le Christ ressuscité, mais je l’ai vu concrètement, admirablement, vivre en certains chrétiens ces témoins qui m’ont transmis la foi, dont la joie profonde et vraie, dont la tranquille espérance m’ont fait signe à différents moments de la vie ; dont le rayonnement imperceptible me disait, notamment au moment des doutes de l’adolescence : « tu vois bien qu’il y a une présence », et que
cette présence dans la vie de ces témoins était divine. Heureusement que nous en croisons, de ces chrétiens – qui ne sont pas nécessairement des saints, qui ne font pas de miracles – dont la manière d’être nous parle de la résurrection. Ces témoins dont le sourire, la simplicité, la liberté nous ont dit : « Viens et vois ! ». Comme au début de l’évangile de Jean, Philippe, un tout nouveau disciple de Jésus, à peine embauché, vient trouver son ami Nathanaël pour lui annoncer que le Messie est là. Nathanaël, vous le savez, est un peu goguenard, mais Philippe lui répond :
« Viens et vois ! Viens voir. »
Parce qu’après, il faut bien voir par soi-même. La foi des témoins est importante : elle nous met en route et, bien souvent, elle nous remet en selle aux jours difficiles. Mais elle ne remplace pas la relation personnelle avec le Christ ressuscité. Et nous voilà revenus au point de départ, au point de Thomas : comment le voir ? Mais c’est que nous prenons sans doute le problème à l’envers.
Car Nathanaël vient voir Jésus, vient pour voir Jésus, mais curieusement, ce n’est pas vraiment ce qui se passe : comme l’évangéliste le raconte, c’est Jésus qui le voit. C’est Jésus qui fixe son regard sur lui et qui lui dit qui il est (« un véritable fils d’Israël en qui il n’y a pas de ruse »), et qui ajoute qu’il l’a déjà vu plus tôt, sous un figuier. Et curieusement, ce regard de Jésus suffit à convertir le coeur de Nathanaël. Il était venu pour voir, un peu sceptique ; à l’arrivée c’est lui qui est vu, et cela change tout.
Il devait avoir quelque chose de puissant, ce regard de Jésus. Plus d’une foi, il convertit les coeurs.
Dans une homélie, saint Augustin demandait – fictivement – au bon larron : comment a-t-il reconnu le messie sous l’apparence du crucifié, alors que personne n’avait rien vu, alors qu’il n’y avait rien à voir ? Et le bon larron de répondre : « Il m’a regardé et dans ce regard, j’ai tout compris ».
Il est délicat de parler de la vie spirituelle. Mais je crois que c’est ce renversement-là qui est au fond la foi au ressuscité. Nous venons pour voir, nous voulons le voir comme Thomas, et un jour nous nous apercevons qu’il nous a vus. Que nous sommes connus, que nous sommes aimés, comme nous sommes. Nous ne l’avons pas vu, mais nous savons, d’une certitude intérieure à la fois fragile et inattaquable, qu’il nous regarde en vérité, qu’il a vu au fond de nous, ce fond que nous n’osons pas toujours regarder, qui nous dérange, dont nous ne sommes pas fiers ; et ce regard, c’est le regard fier, joyeux, enthousiaste du créateur devant son chef-d’œuvre. Nous
n’avons pas vu ses stigmates, mais il a mis, lui, sa main dans nos blessures les plus intimes, pour les sauver avec nous. La vie de prière nous paraîtrait sans doute plus simple si nous acceptions qu’elle ne soit, au fond, qu’un temps pour nous placer sous ce regard bienveillant, transformant, vivifiant, ressuscitant.
« Heureux ceux qui croient sans avoir vu », dit Jésus ; heureux, en effet, parce qu’ils savent que l’important n’est pas de voir, mais de se laisser regarder.