Mercredi Saint 2016
Frère Antoine Lévy op
23 mars 2016
Pessah, la Pâque juive…
Pessah, la Pâque juive, ce n´est ni 14 juillet ni même la Fête de l´armistice. Certes, le peuple célèbre la mémoire de sa libération, mais il ne défile pas dans les rues pour autant. C´est tout le contraire : chacun rentre chez soi. L´essentiel, c´est le Seder ou les Seders, la suite de repas pris ensemble, avec les siens et ses amis. Les chrétiens diront qu´ils ont le repas de Noël. Mais voilà : le repas de Noël, ce n´est pas ou plutot cela ne devrait pas être le moment le plus sacré, de Noël. Pour les Juifs, il n´y a rien de plus sacré que le Seder, avec son rituel précis, ses gestes, récit, chants, plats, mais aussi avec sa joie si informelle, ces mille imprévus qui assignent a chaque Pâque sa place propre dans la mémoire familiale. On demandera pourquoi le peuple célèbre ainsi sa libération.
Mais c´est une question qu´il faut poser à Dieu : ”Exodus 12:3 Parlez à toute la communauté d’Israël et dites-lui : Le dix de ce mois, que chacun prenne une tête de petit bétail par famille, une tête de petit bétail par maison”. Certes, Dieu ne se répand pas en explications, mais je pense que chaque Juif comprend où il veut en venir. Le peuple, dans sa vérité, ce n´est pas une foule. C´est un ensemble de maisonnées, parce que qui dit maisonnée dit unité : avec les miens, avec mes amis, nous sommes un : nous avons un seul coeur et une seule âme. Et lorsque toutes les maisonnées d´Israël accomplissent ou, comme on dit en Hébreu, ”tiennent” le commandement du Seder en même temps, Israël se présente avec un seul coeur et une seule âme devant Celui qui l´a jadis libéré du joug des Egyptiens. Tout cela est l´arrière-fond du Seder dont nous venons d´entendre le récit, mais c´est aussi, me semble-t-il, ce qui lui confère en grande partie son sens.
La trahison de Judas est cela même qui ne devait pas arriver durant un Seder. Elle profane cela même en quoi consiste, en cette nuit si différente de toutes les autres nuits, la sainteté d´Israël. Le paradoxe, c´est que cette profanation est aussi la raison même pour laquelle Jésus, fils d´Israël et saint de Dieu, est venu parmi nous, les hommes. De ce Seder-là, Jésus déclare qu´il appartient à ”son temps”. Jésus est venu pour faire jaillir un Seder nouveau de l´ancien, et, semble-t-il, il faut en passer par cette profanation de l´ancien. Tel est le mystère – ce que, selon la définition de St. Augustin, nous n´aurons jamais fini de comprendre.
Judas trahit Jésus comme il trahit Israël ; et voici Jésus entièrement remis aux mains des hommes. Judas est rusé, mais Jésus est plus rusé encore : celui qui choisit de ne pas résister à ceux qui le privent de toute liberté, loin d´être confondu, dégradé, se place au plus haut de sa liberté. Le geste n´est pas gratuit ; d´une manière que nous ne ferons jamais qu´entre-apercevoir, le sort du monde en dépend. Tous ces ennemis de Jésus se croient maîtres du jeu. En réalité, il ne sont que les instruments d´un combat dont la teneur et l´enjeu dépassent leur entendement comme ils dépassent tout entendement humain. Car le vrai ennemi de Jésus est invisible, comme le combat qu´il mène contre lui. Les souffrances morales et physiques du Christ ne sont que la contrepartie visible de ce combat d´ordre spirituel. Mais si ce combat nous dépasse, nous en connaissons la raison d´être et l´enjeu : c´est en vue de notre libération que le Christ se bat ; c´est en vue de notre liberté qu´il met en jeu toutes les ressources de sa liberté.
La libération dont il s´agit ici va bien au-delà de celle d´Egypte. Le joug que Dieu veut rompre n´est plus extérieur ; c´est notre joug le plus intérieur, celui qui, de mille façons , nous retient d´être entièrement, de tout notre coeur et de toute notre âme à Dieu. Non, nous ne pourrons jamais en cette vie percer la réalité intime du combat dont nous allons faire mémoire tout au long de ces jours. Et cependant, nous en connaissons pertinemment le résultat : rien ou plutôt nul autre que ce nouveau peuple que nous formons. Le résultat, c´est notre maisonnée – non pas celle qui repose sur les liens du sang et les sympathies personnelles, mais celle qui enracine les individus les plus différents et parfois les moins humainement proches dans l´amour du Christ. Telle est, à l´image de cette grande maisonnée qu´est l´Eglise, la petite maisonnée que nous formons, nous, frères et soeurs réunis aujourd´hui autour de cette table où nous célébrons le Seder nouveau, celui que le Corps et le Sang du Christ ont disposé à notre intention.
Au terme de son combat, notre Seigneur ne nous a laissé qu´un commandement : ”Aimez-vous les uns les autres”. C´est sans doute le plus difficile de tous les commandements, mais c´est aussi, sans le moindre doute, ce dont l´avenir de notre monde dépend le plus vitalement. Que la mémoire de notre libération, de notre Pâque en Christ, renouvelle les forces dont nous avons besoin pour accomplir ce commandement ou comme on dit plus honnêtement en Hébreu, pour le ”tenir”.