4ème Dimanche du TP - A
Fr Michel Demaison op
7 Mai 2017
Jn 10.1-10
La liturgie de ce 4e dimanche de Pâques est centrée sur la figure du berger, qui est très présente dans les écrits du Nouveau Testament, et l’était déjà dans l’Ancien Testament. Il n’y a là rien d’étonnant puisqu’ils ont été composés dans une civilisation et une culture marquées par un mode de vie rural et pastoral. Mais il ne faudrait pas se laisser entraîner vers des représentations trop bucoliques et champêtres du « Bon Pasteur », comme l’imagerie traditionnelle y invite.
En lisant l’évangile de ce jour, on est frappé par le contexte dramatique, décrit dès le premier verset et à plusieurs reprises : l’opposition est tranchée entre les voleurs, les bandits, les mercenaires, qui entrent par effraction pour voler, égorger et détruire, et celui qui se nomme lui-même le bon (en grec : le beau) berger, celui qui appelle les brebis par leur nom, les conduit au pâturage et les nourrit. Il y a ceux qui veulent perdre et celui qui donne la vie et sauve. Jésus ne gomme en rien la dure réalité et n’annonce pas un message qui fait rêver. Il sait que son royaume n’avancera qu’à travers l’hostilité et s’établira contre toute œuvre de violence. L’histoire humaine, et nos histoires personnelles, sont là pour le prouver. Comment ce drame se poursuit-il au présent ?
Quand elle est assumée par Jésus, la mission du berger embrasse toutes les situations humaines. Rien ne l’éclaire mieux que le passage de la 1re épître de Pierre que nous venons d’écouter en deuxième lecture. Il nous remet d’emblée dans le contexte d’hostilité et d’agressivité évoqué par l’évangile. Ce texte est rarement lu dans nos liturgies et plus rarement encore commenté parce qu’il a quelque chose de gênant, de provocant même. Certains estiment qu’il n’a plus rien à nous dire, il heurte trop directement nos sensibilités, nos convictions, en tout cas les plus répandues. Il ne peut être « actualisé ». Resterait à savoir ce qu’on entend par « actualiser » : n’est-ce pas vouloir entendre ce que nous savons déjà et qui nous convient ? Ne nous laissons pas arrêter par ces objections que je trouve superficielles.
Pour mieux saisir la portée de ce passage, je lui ajoute les deux versets qui le précèdent et qui n’ont pas été retenus, peut-être parce qu’ils choquent plus encore : « Serviteurs, soyez soumis avec une profonde crainte à vos maîtres, non seulement aux bons et aux doux, mais aussi aux acariâtres. Car c’est une grâce de supporter par motif de conscience envers Dieu, des peines qu’on subit injustement. Quelle gloire y a-t-il, en effet, à supporter les coups si vous avez commis une faute ? Mais si, ayant bien agi, vous souffrez avec patience, c’est une grâce au regard de Dieu. » (1 Pierre 2,18-20)
Cette soumission aux maîtres, même si les brimades sont injustes, comment la justifier ? Il est évident que l’épître ne veut pas nous enseigner une doctrine de justice sociale, ni un programme d’abolition de l’esclavage. Simplement, elle fait le constat réaliste d’une situation courante, inégalitaire, admise comme évidente à l’époque : il y a des esclaves, hommes et femmes, parmi lesquels beaucoup de chrétiens, et il y a les maîtres qui les traitent durement, injustement. L’apôtre ne prêche pas la révolte ni la revanche, pas plus que saint Paul dans ses lettres. Il a fallu attendre dix-huit siècles pour que l’esclavage soit aboli dans les textes, et il est encore loin de l’être dans la réalité. L’Ecriture sainte encourage le refus d’obéir lorsque la foi est en cause, par exemple, sacrifier à l’empereur vénéré comme un dieu.
Mais le texte va plus loin : à deux reprises, il nous dit que « c’est une grâce auprès de Dieu » de supporter l’injustice avec patience. Comment le comprendre ? Pourquoi est-ce une grâce ? La suite nous le montre clairement – aussi clairement que possible quand il s’agit du mystère du Christ Sauveur – : c’est une grâce parce que vous les croyants, vous avez été appelés à suivre le Christ, lui qui « couvert d’insultes, n’insultait pas, accablé de souffrances, ne menaçait pas ». C’est sur les traces de ce berger que nous devons mettre nos pas parce que nous croyons qu’il ouvre la seule issue possible, qu’il conduit vers la vraie vie. Et si nous pouvons accueillir comme une grâce les épreuves injustes, c’est seulement quand nous les subissons en écoutant sa voix, en restant unis à lui dans sa Passion. Comme lui, nous confions notre cause à Celui qui seul juge avec justice, et qui connaît le secret de notre cœur.
Ce message a pu et peut encore donner lieu à des dérives qui ne sont pas chrétiennes. Il est facile d’en détourner le sens, en encourageant la soumission, en valorisant la souffrance pour elle-même, en se résignant devant les injustices. Ce serait utiliser ce passage hors de son contexte historique et à contre-sens. La réalité sociale et politique actuelle, du moins dans nos pays, n’a plus rien à voir avec celle du premier siècle. Nous disposons d’un ensemble de lois, de droits et de recours, qui permettent de demander justice devant des instances humaines, sans attendre le jugement dernier. Il n’est pas question de revenir sur ces évolutions positives. Pour autant, nous faisons aussi l’expérience qu’en de nombreuses situations, nous sommes confrontés et soumis à des injustices, à des humiliations, à des formes de persécution, que ce soit dans les familles, dans le milieu professionnel, et du fait des conflits politiques ou religieux, pour ne rien dire des souffrances physiques et psychologiques. Ces situations nous semblent injustes puisque nous n’y sommes pour rien et nous n’avons pas les moyens d’en sortir.
C’est alors que, sans négliger les solutions humaines, le chrétien est appelé par l’apôtre à prendre le chemin tracé par le Christ, celui de la patience, de la non-violence, de l’endurance, non comme des vertus stoïciennes de maîtrise de soi, où l’orgueil n’est jamais loin, mais humblement, pour s’unir plus intimement à l’unique Sauveur. Souvenons-nous qu’il a été « l’Agneau immolé » avant d’être, et pour être en vérité « le Berger de nos âmes ». Par nos seules forces, nous ne parviendrons pas à tenir dans ce genre d’épreuves, tout en restant humbles. Nous le pouvons seulement par une grâce reçue de Celui qui nous a guéris par ses blessures, le berger qui va à la recherche de la brebis blessée et lui redonne la vie. Pas n’importe quelle vie, la sienne, celle qui nous vient de sa Pâque, celle que nous demandons et recevons encore par l’eucharistie de ce jour.