5ème Dimanche de Carême - B
Fr Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond, op
18 Mars 2018
Jn 12. 20-33
« Si le grain tombé en terre ne meurt pas, il reste seul. S’il meurt, il porte beaucoup de fruit »
Plutôt qu’un épi de blé, cueillez un pissenlit, vous voyez, comme sur la
couverture de nos dictionnaires Larousse, le pissenlit qui porte au sommet de sa tige
une sphère parfaite d’aigrettes blanches qu’un souffe disperse. Cueillez-le et pressezle
entre deux pages de votre bible. Quand vous l’ouvrez, la sphère s’est écrasée, il n’y
a plus qu’un chaos hasardeux, les étamines sont aplaties et disséminées entre les
pages. Si vous avez l’esprit moins botaniste et plus géométrique, songez qu’il est
diffcile de projeter tel quel, sur une surface plane à deux dimensions une sphère,
volume à trois dimensions. En la matière, la science des perspectives n’est qu’une
illusion.
Ce pissenlit que l’on resserre, cette sphère que l’on projette sur la page, c’est
un peu si vous voulez la quadrature du cercle devant laquelle se trouve l’auteur de
l’Évangile de ce dimanche. Il y a une heure, cette heure-ci, ce maintenant dans la
bouche du Christ. Et cette heure, cette-heure ci, ce maintenant, c’est tour à tour
dans sa bouche, et c’est simultanément, l’heure de la croix et celle de la vie. Le
maintenant de l’élévation est aussi le maintenant du plus total abaissement. L’heure
de la mort du grain de blé est aussi l’heure de la gloire de l’épi. Et c’est comme si le
peintre Jean refusait l’étagement d’une mise en perspective : devant, milieu, derrière ;
comme si l’écrivain Jean refusait l’ordre de la chronologie : avant, maintenant, après.
Là où les autres évangélistes répartissent et échelonnent clairement les événements,
Jean s’y refuse. Comme si, à cette heure-là, Jean ne voulait pas oublier la moindre
aigrette, le moindre parcelle de la sphère. Alors il écrase, il condense dans les deux
dimensions de la page.
Parce qu’il y a, dans le maintenant de la parole que nous avons entendue, il y
a, comme ramassé, tout le mystère du Christ. Le grain qui tombe en terre, c’est
l’Incarnation du Verbe ; la voix du Père qui révèle la gloire du Fils, c’est la
Transfguration ; et maintenant, il y a aussi le trouble à Gethsémani, et c’est
maintenant, toujours maintenant, l’élévation sur la croix, et maintenant, d’un
maintenant irrémédiable, la gloire du Fils ressuscité.
C’est maintenant, les maintenant du Fils de l’homme. Lui qui nous dit : « là où
je suis, vous aussi vous serez ». C’est dans nos propres maintenant, les maintenant
des serviteurs d’hier comme dans les maintenant des serviteurs d’aujourd’hui, que
peut se maintenir et fructifer le maintenant du Fils de l’homme. Maintenant, un
grain qui meurt en terre et porte fruit, maintenant que le vent souffe, maintenant
que se répand le grain. Les jardiniers le savent : pour un pissenlit, la moindre fêlure
de la pierre, le moindre interstice dans le mur, la plus petite faille dans nos terres
sufft pour que la graine prenne racine, meure, et porte fruit. Et, de feur en graine,
et de graine en fruit, c’est peu à peu une lente, une patiente et sûre colonisation de
tout l’espace.
À chaque Pâque, ce maintenant est proclamé quelque part en nous, à
quelqu’un en nous. Là où le Christ nous précède, là où nous ne sommes pas encore
avec Lui. Là où se maintient la croix du Christ et d’où il nous tend la main. Et ce où
peut-être un espace en nous qui se révèle, au cours d’une tranquille exploration ou à
l’issue d’un tremblement de terre. Ces moments, vous savez peut-être, où l’on
découvre qu’il y a en nous un visage que l’on n’imaginait pas : la curiosité des Grecs
ou les hésitations de Philippe, peut-être l’agitation de Marthe, peut-être aussi les
reniements de Pierre, voire la haine de Judas.
Alors, en de tels moments, pensons au pissenlit des dictionnaires Larousse.
Les mots de Dieu, quand l’Esprit les souffe à notre oreille et les disperse dans nos
coeurs seraient comme autant de petites graines de Christ qui vont naître, qui vont
mourir et puis ressusciter en nous ; un Christ qui peu à peu pour ainsi dire colonise
et féconde nos espaces intérieurs, pour faire de nous de plus en plus d’autres Christs.
Alors, quand la feur se trouble sur sa tige, quand nous voyons que l’heure est venue
pour quelqu’un en nous de faire sa Pâque, disons, nous aussi, avec le Christ, dans le
Christ et par le Christ : « Père, sauve-moi » et puis aussi : « Père, que ta volonté soit
faite ». Non pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre. Car, sa volonté toujours actuelle,
hier comme aujourd’hui, c’est de nous sauver maintenant. L’heure du Salut, pour
quelqu’un, quelque part en moi, c’est : maintenant. Par la croix maintenue du fls de
l’homme, c’est maintenant la gloire des fils du Père.