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Solennité du Corps et du Sang du Christ 2018 B

Fr Eric Polhé op

Mc 14, 12-16.22-26

« Un homme portant une cruche d’eau viendra à votre rencontre. Suivez-le, et là où il entrera, dites au propriétaire… » (Mc 14, 13-14).
Quel est cet homme, Frères et Sœurs, qui portant une cruche d’eau est venu à notre rencontre, que nous avons suivi pour découvrir le lieu où Jésus a pu manger la Pâque. Lui qui n’a jamais eu d’endroit où reposer la tête et pour qui Jérusalem, la ville où doivent s’arrêter nos pas, était une ville étrangère comme pour chacun de ses disciples, une ville où les pas de Dieu fait homme n’ont jamais pu prendre le moindre repos.
Ne connaissaient-ils personne à Jérusalem qu’il faille recourir à ce mystérieux détour de l’homme qui revient sans doute d’un puits et rentre chez lui, « portant » sa cruche ?
Jésus et ses disciples viennent en étrangers dans la ville : ils n’y passeront pas même la nuit. Car aussitôt « après avoir chanté les Psaumes, ils partirent pour « le mont des Oliviers », le jardin de la prière du Fils de l’homme, le jardin de l’échec de la prière des hommes qui l’accompagnent. Il faudra ensuite suivre à nouveau un autre homme pour rentrer dans la ville dite sainte, ou plutôt plusieurs, des hommes qui ni porteront ni cruche ni eau, mais des lanternes, des torches et des armes, nous dit saint Jean, des hommes qui portent au Fils de l’homme une incompréhensible violence.
Jésus sait tout cela, de même qu’il sait la rencontre des deux disciples qu’il envoie avec cet inconnu et sa cruche : il est vrai Dieu et vrai homme. Il connaît chaque parcelle de l’avenir et en même temps prend sur lui sans concession toutes les limites de notre condition humaine : il est aujourd’hui dans notre Évangile vraiment l’hébreu qui s’apprête à traverser la mer rouge – ce sera la Croix – l’hébreu qui fuit l’Égypte et célèbre la Pâque en toute hâte – la marche continue, le calvaire est en vue, et même l’ennemi est proche. Il est vraiment l’étranger résidant un temps dans la ville.

Jésus a voulu résider dans Jérusalem pour y manger la Pâque. Il n’est pas venu habiter à Jérusalem pour y faire sa demeure, il y est venu en étranger faire les gestes qui ont permis à tout homme d’habiter avec lui dans une autre ville, une autre cité dont la charité seule est la langue, la charité, le droit d’entrée et de résidence, la charité, l’unique citoyenneté. Oui, nous qui sommes ici réunis par ce geste et revivant ce geste par l’Eucharistie, nous ne devons jamais oublier que ce geste a été institué pour le profit et le bonheur de la multitude – notez que saint Marc dit sobrement « le sang de l’Alliance,
versé pour la multitude » – au cours d’un dernier repas. S’il est vraiment en même temps célébration d’une fête religieuse, la Pâque juive, et fête conviviale entre le juif Jésus et les juifs ses disciples, ce repas ne cesse pas d’être un repas très peu confortable. Ils n’y sont pas vraiment chez eux, et ce « si peu chez eux, » ils vont le quitter rapidement. Le repas lui-même est attristé par le soupçon et la consommation de la trahison de « l’ami  avec qui je partageais mon pain ». Cette fête est comme prise à la dérobée : et l’esprit des hébreux sortant d’Égypte s’y retrouve. À la fois le sentiment de la libération de la terre de servitude et en même temps l’inquiétude et le murmure des ennemis qui menacent. Tel est, Frères et Sœurs, le mémorial de la Passion contenu dans le Sacrement que nous célébrons : le repas de la Pâque de Jésus n’est pas seulement le prologue à la Passion, le moment qui la précède et qui nous introduit à la croix, il est déjà la réalité de la croix, l’offrande de son plus fruit : Jésus, Pain et Vin pour tous les hommes.
Oui, nous faisons aujourd’hui mémoire, mémorial d’un geste mais nous nous prosternons nous nous agenouillons ou simplement nous laissons notre cœur se prosterner et nous nous inclinons profondément, non pas devant un geste seulement mais devant une Personne et une Personne qui est Dieu. Oui, le sacrement que nous vivons est plus qu’un signe, qu’un rappel d’un geste du passé que nous referions avec plus ou moins de ressemblance, il est infiniment plus parce qu’il est Dieu lui-même.
« Ceci est mon corps » : le corps de Jésus-Christ, vrai Dieu ; « ceci est mon sang » le sang de Jésus-Christ qui a pris sur lui la soif de toute l’humanité et qui au moment même où il prenait cette soif, « j’ai soif » a-t-il dit du haut de la croix comme il l’avait dit à la femme de Samarie, a donné tout son sang dont la moindre goutte suffit à sauver le monde entier.

Le malheur, frères et sœurs, c’est que nous ne pensons pas spontanément à mettre un mot sur cette soif. Cette soif qui nous consume, soif de ne plus connaître de pleurs, soif de ne plus entendre parler de guerre – d’hommes portant lanternes, torches et armes. Nous ne savons pas que cette soif en réalité est notre soif insatiable du sang même de Jésus. Ce seul breuvage qui peut au cœur même de la cité terrestre, ici-bas, dans cette vie où nous sommes condamnés à vivre jusqu’au bout en étranger et en pèlerin selon les beaux mots de Paul et l’expérience de Jésus lui-même, la seule boisson qui peut nous désaltérer, c’est le sang de celui qui a vécu dans cette cité terrestre en pèlerin et en voyageur, qui a eu soif lui-même et qui a versé du haut d’un gibet de sang et de l’eau.

« Un homme portant une cruche d’eau viendra à votre rencontre » et vous conduira au lieu où le vin sera béni et offert, où le vin sera fait sang.
Ne le reconnaissons-nous pas enfin cet inconnu ?
Chacun de nous, un jour, nous avons rencontré cet homme et sa cruche d’eau. Même nous nous y sommes baignés et nous y sommes nés une seconde fois. Cet homme, cet inconnu est comme une image de la grâce : comme elle, il a une part inconnue – je ne sais pas vraiment son nom, la grâce vient de Dieu – mais comme elle aussi, il a une part connue – la grâce passe immanquablement par l’homme : c’est tel homme ou telle femme, peut-être mes parents, peut-être des amis, qui un jour du temps de ce monde, m’a conduit et m’a porté jusqu’à l’eau du baptême.
Surtout, c’est cet homme dont a parlé le Verbe, Jésus : toutes les Écritures, tout l’Ancien Testament n’est-il pas comme figuré dans cet homme en chemin et qu’il faut suivre et qui porte de quoi désaltérer tous nos déserts ? Et bien, suivons-le jusqu’au bout, jusqu’au lieu du vin, c’est-à-dire jusqu’au lieu du sang : l’Église qui baptise au nom du Père et Fils et du Saint-Esprit est l’Église qui célèbre et boit le Vin des Noces qui est le Sang de l’Agneau immolé : Jésus-Christ.
Oui, c’est cette grâce qui vient nous conduire jusqu’au lieu de la Cène. Là, l’eau qui fut changée en vin à Cana, fait place au vin qui par le geste de Dieu devient Dieu même, réellement présent.
Ce geste, l’Église n’a cessé de l’accomplir : elle ne vit pas sans lui au contraire elle ne vit que par lui et ne trouve force et croissance que pour autant que ce geste est recommencé pour chaque jour de ce monde qui est un jour de sécheresse et de soif. Il est urgent chaque jour de le refaire, d’en vivre et d’y participer. Chacun à notre mesure mais tous également doivent s’y nourrir et y boire : Moïse seul a fait sortir l’eau du rocher mais Moïse comme chacun des membres du Peuple élu a dû se pencher pour boire au rocher. Acceptons de mettre cette urgence dans notre vie et de nous rassembler le plus souvent possible autour de ce geste de Dieu accompli au moyen de pauvres mains humaines pour nos pauvres vies humaines : il est le geste qui sur le pain et le vin fait advenir réellement et substantiellement présent, c’est-à-dire en personne, Dieu lui-même. Et chacun y communie réellement, est nourri du pain et du sang, en recevant le corps seul.
Oui, suivons l’homme sans nom et sa cruche : suivons la Grâce qui seule nous donne d’entrer dans le lieu où Jésus offre l’Agneau qu’Il est lui-même, la Grâce qui seule nous permet de prendre place à la table, la Grâce qui seule nous donne d’avoir soif et de prendre conscience de cette soif, et la Grâce enfin qui nous désaltère en nous offrant Dieu vivant, joie sans fin – parce qu’elle nous présente le Pain des Anges – et Lumière pour la route – parce que Jésus eucharistie est la seule nourriture du pèlerinage qu’aujourd’hui même nous chacun de nous, quel qu’il soit, accomplit non pas seul mais en Église.

Amen.