3ème Dimanche du TO C
Fr Grégoire Laurent Huygues Beaufond op Lyon
Lc 1,1-4 et 4,14-21
Excellent Théophile mon frère ; ma sœur, aimable Philothée, aurait dit François de Sale ; mon frère Théophile, ma Philothée de sœur, bref : ami-e de Dieu. Ami-e de Dieu, te dire, en préambule, quel est ce livre que tu tiens : comment il fut écrit, comment il faut le lire.
Comment il fut écrit. Écrire un Évangile, c’est un labeur conjoint de deux auteurs : l’Esprit Saint et un Luc bien humain. Humain, c’est dire que c’est un travail de tout le corps : l’Évangile s’écrit avec la main, avec les oreilles, avec les yeux, avec les pieds. Les oreilles des auditeurs, les yeux des témoins oculaires et les mains des serviteurs de la parole, tous ceux auprès de qui Luc a enquêté : de quoi remplir la mémoire. Avec les pieds : Luc écrit qu’il « a recueilli toutes les informations », on pourrait traduire qu’il « a tout suivi depuis le début ». « suivre », ce n’est pas qu’une image : Luc fut compagnon de Paul, il a marché à sa suite sur les routes de Grèce, par amour et souci des hommes de leur temps. Et puis, bien sûr, il y a mis la main, comme un couturier : il trie et sélectionne les étoffes et les motifs accumulés, ajuste, ordonne, coupe et coud ensemble, assemble et organise, travail artisanal de l’imagination et puis de la raison. L’Évangile s’est écrit avec les oreilles, yeux, mains, pieds, avec l’imagination, mémoire, amour et intelligence. L’Évangile selon saint Luc, c’est l’œuvre de tout un corps : le corps de Luc, le corps d’une Église en naissance, dans l’ombre de l’Esprit.
Tel il est écrit, ami-e de Dieu et tel il faut le lire. Dans l’ombre de l’Esprit, le lire avec ses yeux, ses mains, ses pieds et ses oreilles, avec son amour et avec sa mémoire, avec son intelligence, avec son imagination ; le lire avec tout ce corps que nous sommes aujourd’hui, dans ce monde-ci. Tous, c’est-à-dire notre assemblée d’amis de Dieu. Toutes et tous sommes convoqués, comme au temps de Néhémie, à lire et à entendre, c’est là le sens premier du mot Église : convocation. L’Évangile nous convoque pour faire de nous l’Église, corps aujourd’hui de Jésus Christ. Chacun de nous mais aussi tout en chacun de nous : nos deux mains, peut-être encore dans les chaînes, nos deux yeux, peut-être encore enténébrés, et nos chevilles fatiguées, et nos oreilles encore bouchées.
Dans les manuscrits du Moyen-Âge, peut-être vous en avez en mémoire, il y a tout un bestiaire, des hommes et des femmes qui s’enluminent dans les marges, serrés entre les mots, cachés en bas de page. Certains processionnent entre les phrases, des lièvres bondissent dans la page, il y a de petites taupes myopes, l’œil acéré d’un aigle, un bœuf qui piétine et tourne en rond ; des visages grimacent et d’autres sont aux anges. Chacun de nous et tout en nous peut prendre place dans la marge, serré au creux d’une majuscule, en note de bas de page. Tout de chacun de nous est convoqué à l’Évangile, pour que cette Parole fasse entièrement de nous : un Théophile, une Philothée, bref, que tout en nous soit amitié de Dieu.
Tel il fut fait, tel on lit, tel on est fait : Jésus, accomplissant Isaïe, annonce aux pauvres l’Évangile … Je reformule : Jésus évangélise les pauvres. Je reformule : Jésus fait de ces pauvres des Évangiles, dans l’ombre de l’Esprit. Nous sommes convoqués à devenir, à notre petite mesure, dans ce monde-ci et pour nos frères d’aujourd’hui de pauvres Évangiles : avec nos ratures et nos fautes d’orthographes, avec nos points de suspension, avec nos points de crispation. Nos pauvres corps, nos cœurs de pauvres qui œuvrent à la libération, qui œuvrent à l’illumination des hommes de notre temps, pour qu’ils deviennent, à leur tour, amis de Dieu.
Pas de meilleur maître, ici, que Jésus Christ. C’est assez simple, en somme, quand on le regarde : on prend le livre, on l’ouvre, et quand on a fini, on le referme, dans l’ombre de l’Esprit. Jésus nous dit : c’est aujourd’hui. Aujourd’hui nous pouvons être ce corps, par Lui, qui est le Verbe, avec Lui, notre Évangile, en Lui, l’Ami de Dieu. Et quand demain s’inscrira enfin le point final ; quand ce sera enfin le seul aujourd’hui, enfin nous tous, avec le monde, consacrés dans l’amitié de Dieu : tout entier Théophile, entièrement Philothée, nous pourrons reconnaître, avec et dans le Christ, qu’on ne nous a pas trompés, que : « c’est du solide », ou pour le dire en hébreu : « amen ». Alors, nous fermerons le livre, nous ouvrirons enfin les yeux.