Jeudi Saint 2019
Homélie du Fr André Descôteaux op
« Ce soir, Seigneur, tu dépasses les bornes! Comment, toi, me laver les pieds, comme un vulgaire esclave ? Au moins, cette fois-ci, écoute-moi. Ne me traite pas de Satan comme tu as fait lorsque, pour la première fois, tu nous as annoncé que tu devrais être livré aux mains des chefs des prêtres pour être mis à mort. Tu as entendu les rumeurs qui circulent à ton propos. Tu as vu la haine des prêtres ! Maître, tu joues avec le feu. Je comprends bien que tu ne sois pas venu pour être servi, mais pour servir, mais il y a des limites. Fais attention. Pour une fois, sois un peu raisonnable ! »
« Pierre, si je ne te lave pas, tu n’auras pas part avec moi. Tu as bien raison : je dépasse les bornes. J’en suis bien conscient. Je sais ce qui m’attend, mais je veux que ma vie soit un service jusqu’au bout. Je veux me faire le serviteur de tous. Ma raison n’est pas la raison de ce monde, c’est la raison du plus grand amour. Je prendrai la dernière place pour que toi, Pierre, et pour que toute l’humanité avec toi, ait part à ma vie. Ce geste d’une extrême humilité n’est pas d’abord une leçon, c’est avant tout un chemin de communion, un acte d’amour. Je subirai le châtiment réservé aux esclaves pour vous libérer de l’esclavage du mal et de la mort. On me mettra au plus bas, pour qu’uni à vous dans l’amour, je vous amène au plus haut ! Ainsi, laisse-toi laver par moi, car c’est avoir part avec moi, c’est entrer en communion avec le don que je fais de moi-même pour que tu passes avec moi de la mort à la vie. »
Entrer en communion pour le grand passage, n’est-ce pas également le sens du nouveau mémorial que le Seigneur nous laisse ? Ce n’est plus un agneau qui est mangé ; ce n’est plus le sang d’un agneau qui protège, mais c’est un pain rompu qui est donné et une coupe partagée en mémorial de l’unique offrande. Ce pain et cette coupe sont déjà le don irrévocable de la vie de notre Seigneur. Jésus sait ce qui l’attend, mais sa vie personne ne peut la lui ôter. Lui seul a le pouvoir de la donner. Et c’est ce qu’il fait ce soir. Quand il mourra demain en croix, il aura déjà tout donné. Entouré de ses disciples qu’il appelle désormais ses amis, sa vie il l’offre comme un pain qui est rompu pour être distribué et comme un vin qui est versé pour être partagé. Ce pain n’est pas n’importe quel pain. Ce n’est pas un pain où il se cacherait en attendant son retour glorieux. Ce pain devient son corps, mais son corps livré pour nous. Ce vin devient son sang, mais son sang versé pour nous. C’est un pain rompu, comme sa vie qui sera brisée. Le vin, c’est le vin répandu comme le sera son sang sur la croix. Le signe de l’eucharistie n’est pas qu’un morceau de pain, mais un morceau de pain rompu, partagé, son corps, pour être mangé afin que nous entrions en profonde communion avec lui et qu’avec lui nous vivions sa Pâque. Le signe de l’eucharistie n’est pas qu’une coupe de vin que nous vénérons, c’est la coupe de son sang à laquelle nous buvons pour que la vie nouvelle du Christ circule en nous et nous fasse vivre.
Ces deux gestes de Jésus, le lavement des pieds et le partage du pain rompu et de la coupe constituent deux clés. Deux clés d’interprétation, car elles nous permettent de mieux comprendre ce que vit le Christ. Mais ce ne sont pas que des clés d’interprétation. Elles sont beaucoup plus que cela : ce sont des clés de vie. Nous ne sommes pas sauvés par une interprétation, mais par un amour bien concret qui, dans la plus profonde des solidarités, prend sur lui ce que nous sommes pour nous entraîner dans la Pâque nouvelle. Ces clés ouvrent la porte à une véritable communion avec le Christ, dans l’amour, au point que, encore une fois, bouleversés, nous soyons recréés par la vie qui jaillira au matin de Pâques.
Se faisant, le Seigneur nous donne une autre clé. Une clé qui, cette fois, nous ouvre le cœur de Dieu où nous découvrons l’immense amour de ce Dieu qui devient notre Dieu, de ce Père qui devient notre Père. Non pas que le Christ, par ses souffrances, aurait apaisé sa colère, mais en communiant à la volonté la plus profonde du Père, il nous montre jusqu’à quel point le Père tient à nous et que sa volonté en est une de miséricorde et de vie. La passion du Christ révèle la passion de Dieu pour chacun de nous. Dieu ne s’est jamais résigné à nos ruptures d’alliance. Sans cesse, depuis la faute de nos premiers parents, il nous cherche. Où es-tu Adam ? Où es-tu Ève ? Où vous cachez vous ? De quoi ou de qui avez-vous peur ? Dans son infinie miséricorde, il est prêt à ce que son Fils emprunte les chemins les plus abrupts pour nous retrouver. En Jésus, il n’attend pas, comme le Père du fils prodigue, que nous revenions à lui. Il part à notre recherche même au plus profond des abîmes de la mort pour nous prendre avec lui et nous conduire à la table de fête du Royaume.
En cette heure, qu’il désire depuis si longtemps, le Christ nous donne justement la clé de ce fameux Royaume qu’il n’a cessé de proclamer, de ce monde nouveau tant désiré par une multitude d’hommes et de femmes. Ce monde où tombent enfin tous les murs de haine et d’injustice que l’humanité ne cesse de dresser, pensant faussement s’y mettre à l’abri. Alors que semblent triompher la haine, la violence et la mort, ce soir, par cet amour livré, elles sont déjà brisées. « Courage, n’ayez pas peur, j’ai vaincu le monde! » Ainsi, de la haine, jaillira un monde paix et de réconciliation. De la mort, un monde de vie et de joie. De l’égoïsme, un monde d’amour et de pardon. Est inaugurée, en cette heure bénie, une communion d’hommes et de femmes, où, unis les uns aux autres dans le Christ, ils peuvent suivre l’exemple du Maître, en se lavant laver les pieds et où, enfin, ils peuvent vivre en frères et sœurs.
Finalement, Jésus nous livre une dernière clé. Vous vous en doutez, peut-être, c’est la clé de nos vies, la clé d’une vie nouvelle. Il ouvre à chacun et à chacune d’entre nous un possible que nous n’oserions pas imaginer. En fait, la clé, c’est lui, qui veut demeurer en nous pour que nous demeurions en lui et que nos cœurs deviennent, comme le sien, des cœurs de chair. Il veut demeurer en nous pour que nous donnions des fruits insoupçonnés. Donner ! Se donner ! Pardonner, comme lui, pour que nos vies soient plus riches, plus fécondes, plus humaines et pour qu’elles aient déjà un goût d’éternité ! Ainsi, ce soir, accepterons-nous d’être lavés par le Maître pour avoir part à sa vie et pour nous mettre au service les uns des autres ? Ce soir, communierons-nous au pain rompu et à la coupe partagée pour être comblés de sa vie et être entraînés par lui vers l’humanité nouvelle où l’unique Loi est celle de la charité et de l’amour, car ubi caritas et amor, Deus ibi est. Où sont amour et charité, Dieu est là. Amen.