33ème Dimanche TO A
Fr Cyrille Jalabert op
Mt 25, 14-15.19-21
Puisque nous avons déjà évoqué ensemble divers aspects de cette parabole des talents, je vous propose une “lecture spirituelle” assez libre sur les actes de ceux qui font fructifier leurs talents. A la lumière de la parabole du semeur, nous pouvons penser que ceux qui portent du fruit ont au moins un peu de “bonne terre” : ce sont ceux qui écoutent la Parole de Dieu et qui a gardent. La tradition monastique a conservé la Parole par la “lectio divina”.
Au Moyen Âge, une lectio est d’abord un enseignement à haute voix : un maître lit et commente le texte, les auditeurs peuvent poser des questions. C’est le moment de s’assurer que le texte est compris. La lectio est ensuite la remémoration du texte, en le récitant pour soi, à voix basse, conformément aux techniques antiques de mémorisation et à la tradition biblique qui loue celui qui “murmure ta loi jour et nuit”.
Beaucoup de gens désirent connaître par cœur l’Evangile, ce qui est très louable. Le danger reste que les références bibliques soient utilisées avec emportement, comme arguments dans le feu de la discussion : “Consulte Mt 12, 2 ! Tu verras que j’ai raison !” Si notre connaissance de l’Evangile est un prétexte pour faire le malin, si nous soumettons la Parole de Dieu à nos passions ou à notre orgueil, elle perd de son efficacité et nous ne sommes plus une “bonne terre” pour le Royaume de Dieu. Une telle façon de faire n’a rien à voir avec la mémorisation dans la tradition monastique selon laquelle il s’agit de se laisser transformer par la Parole de Dieu afin de multiplier nos talents.
La meditatio est ensuite un effort de la mémoire et de l’intelligence pour relier entre eux les différents passages. Il s’agit de voir les liens, car tel passage de l’Ecriture éclaire tel autre et permet de mieux le comprendre. Par exemple, on peut comparer, comme l’a fait implicitement la Sr. Julie hier soir, la fin de la parabole d’aujourd’hui « Jetez-le dehors dans les ténèbres » avec la déclaration de Jésus « Je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29) ou avec la prophétie proclamée par Ezéchiel « Prendrais-je donc plaisir à la mort du méchant – oracle du Seigneur Dieu – et non pas plutôt à le voir renoncer à sa conduite et vivre ? » (Ez 18, 23) ou encore avec toutes les paraboles sur la miséricorde. Ces versets éclairent le texte d’aujourd’hui d’une “couleur” beaucoup plus sereine.
Les gens disaient d’un frère qui était un grand prédicateur : “Il parle l’Evangile”. Cela ne signifie pas qu’il s’exprimait par un patchwork de citations ou de références bibliques, mais qu’il tenait des propos de sagesse, nourris par l’Evangile. C’était le fruit de sa méditation, d’une lente maturation. Ce frère a produit ses dix talents : il a reçu la Parole, il se l’est appropriée, il en a fait quelque chose de lui, en lui. « Ce que nous lisons se transmue en notre être propre […] parce que nous avons, comme Ezéchiel, mangé le livre1. » Comme l’écrit saint Grégoire-le-Grand, « Nous devons transformer en nous-mêmes ce que nous lisons, de façon que, lorsque notre esprit est stimulé par ce qu’il entend, notre vie s’empresse de mettre en œuvre la chose qu’il a entendue. » (Moralia in Job, I, 33) La méditation nous permet de passer de connaissances sur Dieu à une certaine connaissance de Dieu.
Vient alors la contemplatio, un simple regard posé sur la vérité. Ce “simple regard” est nôtre, mais surélevé par la grâce. Il s’agit de connaître Dieu en nous, par nous, mais pas de nous-mêmes, pas de notre point de vue propre. Par les dons de l’Esprit Saint, il s’agit, tout en restant acteurs de notre contemplation, de considérer toutes choses du point de vue de Dieu qui est, vous vous en doutez, bien plus large et plus élevé que le nôtre. Le don d’intelligence surélève notre intelligence pour qu’elle mesure mieux la profondeur des vérités de foi. Le don de sagesse nous procure un jugement droit sur les vérités de foi. Le don de science nous fait voir les choses de ce monde dans la lumière divine. Ce simple regard donné par l’Esprit Saint nous permet de mieux connaître et le monde et Dieu.
Saint Jean a rapporté ces paroles de Jésus : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole [lectio et meditatio] et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui. » (Jn 14, 23) L’inhabitation de Dieu dans nos cœurs (quand ils sont habités et transformés par la Parole de Dieu) nous permet de regarder Dieu [contemplatio] et ainsi de le mieux connaître. Le Seigneur vient aussi à nous dans l’Eucharistie. Recevons-le, afin de produire du fruit à deux pour un et ainsi lui présenter nos deux, nos quatre ou nos dix talents.