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23ème Dimanche du To

Fr Antoine Desfarges du Bec Hellouin

Lc 14, 25-33

 

« Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femmes, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple ». Qu’elle est difficile à entendre cette parole de Jésus, pour ne pas dire scandaleuse. D’autant plus scandaleuse, que si on prête attention au texte original de cet évangile, c’est le mot haïr qui est traduit ici par préférer.

Jésus serait-il donc un révolutionnaire pour prôner ainsi l’éclatement des liens sociaux afin de mieux asseoir son emprise sur ses disciples. Comment ne pas voir la contradiction apparente avec d’autres affirmations de la Bible qui enjoint d’honorer son père et sa mère, d’aimer sa femme, de ne pas agacer ses enfants ? Jésus lui-même n’affirme-t-il pas à de multiples reprises que l’amour de Dieu et l’amour du prochain sont les deux versants d’un même commandement. Et qui y a-t-il de plus proche qu’un père, qu’une femme, qu’un enfant ?

Notre difficulté à entendre une telle parole ne viendrait-elle pas d’une méprise profonde sur la nature même de notre lien au Christ en le plaçant sur le même plan que nos affections humaines. Or le Christ, Dieu, Fils de Dieu, ne fait pas nombre avec la créature. Il ne saurait donc entrer en concurrence avec elle pour réclamer de sa part un amour exclusif de tout autre.

Sous une forme un peu abrupt, convenons-en, c’est en fait une bonne nouvelle qui nous est annoncée ce matin. En venant dans le monde comme envoyé du Père pour nous révéler la profondeur de son amour pour tout homme, Jésus vient nous inviter à élargir aux dimensions de l’universel nos relations humaines.

Mais nous savons bien par expérience que ces attachements, pour légitimes qu’ils soient, peuvent aussi être source d’aliénation et les différents types de relations évoquées ici par Jésus ne sont pas anodins.

Qui d’entre nous n’a pas vécu la difficulté à s’affranchir de la tutelle parentale pour acquérir une pleine autonomie et une pleine liberté ? Quel parent n’a pas expérimenté la souffrance de voir ses enfants quitter le foyer familial pour mener sa propre vie ? Souffrance d’autant plus grande que les valeurs transmises ne sont pas toujours honorées. Qu’il est difficile de renoncer à exercer une influence sur ceux à qui nous avons donné la vie ! Nous connaissons tous de ces familles où les liens possessifs empêchent une véritable circulation de l’amour.

Quant aux couples, il n’est pas rare de constater que des liens trop fusionnels peuvent être un obstacle à une véritable fécondité relationnelle et sociale. En voulant être tout pour l’autre, l’homme ou la femme empêche celui-ci ou celle-là de se construire véritablement dans la diversité des relations qui est seule à même de les faire grandir en humanité. Là encore, l’instinct possessif qui veut tout savoir de l’autre, tout contrôler, tout partager, peut être source de jalousie, d’envie, de rancune, voire de violence. Il suffit de regarder autour de nous pour voir que de tels risques ne sont pas illusoires.

Les liens fraternels, à l’intérieur de nos familles ou de nos communautés, n’échappent pas non plus au risque de perversion, quand les rivalités prennent le pas sur le respect légitime des différences, quand la jalousie empêche de voir son frère ou sa sœur en son mystère propre, le jugeant à l’aune de nos conceptions et de nos perceptions plus ou moins fondées. Vouloir être comme l’autre ou que l’autre soit comme nous, c’est vouloir nier ce qui fait notre véritable humanité, à savoir notre unicité radicale.

Notre relation à nous-mêmes n’est pas non plus exempte d’aliénation lorsque l’ego prend trop de place, que nous voulons nous suffire à nous-mêmes au lieu de nous recevoir dans le jeu de relations aux autres et à Dieu qui seul peut nous permettre d’accéder à notre pleine humanité. Nos attachements divers à notre plaisir, notre confort, nos biens au détriment du bien commun peuvent nous rendre esclave de nos pulsions, de nos envies et nous conduire finalement à un repli égoïste et individualiste sur nous-mêmes.

Face à toutes ces dérives possibles, la parole de Jésus retentit ce matin comme un message de libération en nous invitant aux renoncements et aux ruptures nécessaires. Loin de nous enjoindre de désunir ce que lui-même a uni, il nous propose plutôt de porter sur nos parents, nos enfants, nos maris ou nos femmes, nos frères et sœurs un autre regard, le sien, qui est l’image même du regard du Père, un regard créateur.

Rappelons-nous le récit de la création dans la Genèse. Dieu crée toutes choses en les séparant des autres. Le ciel et la terre, la lune et le soleil, les animaux et finalement l’homme et la femme. De ce qui était tohu-bohu, confusion, Dieu a fait un réseau de relations dans la différence, d’où la vie a pu jaillir.

C’est à ce regard créateur de Dieu qui bénit et qui espère, que nous sommes appelés. En voulant nous configurer à Lui par la mort et la résurrection de son Fils, Dieu nous rend participant de sa geste créatrice. Désormais, si nous voulons mettre nos pas dans ceux du Christ, comme la foule dont nous parle l’Evangile de ce matin, il nous faut renoncer à vouloir vivre nos relations comme si Dieu n’existait pas ou comme si notre amour pour Lui était mu par l’intérêt.

En se donnant totalement à son Père et à ses frères les hommes, Jésus nous révèle ce que c’est véritablement qu’aimer. Ouverture totale à l’altérité, absence totale de retour sur soi, dépossession, dessaisissement.

Bien évidemment, parvenir à un tel amour ne se fait pas en un jour, mais c’est précisément en développant notre relation au Christ dans l’intimité de notre cœur que nous pourrons vivre nos relations humaines de manière libérante pour nous et pour les autres. Plus nous aimerons le Christ, et en Lui son Père, plus s’ouvrira en nous la source de la charité parfaite qui étend sa bénédiction sur toutes créatures.

Car aimer le Christ, ce n’est pas rester dans un rapport dualiste avec Lui. C’est véritablement communier à sa vie même, à son cœur, à son être. Parce qu’Il n’est pas de ce monde, il nous permet, si nous nous unissons à Lui, de regarder le monde avec ces yeux à Lui. Et l’eucharistie que nous célébrons ensemble ce matin est le moyen privilégié qui nous a été donné pour faire grandir en chacun de nous et entre nous cet amour universel dans lequel nous découvrirons notre véritable dimension humaine, une dimension d’éternité.

Laissons-nous toucher ce matin par sa grâce pour découvrir, chacun à notre place, les renoncements précis auxquels Dieu nous appelle aujourd’hui et confions-nous sans réserve à la promesse qu’il nous a faite de nous redonner au centuple, dès ce temps-ci et dans l’autre, tout ce que nous céderons de nous-mêmes. Beaucoup d’entre nous peuvent témoigner de la joie immense qu’il y a à suivre ce chemin et de la bonté infinie de Dieu qui ne cesse de nous manifester sa miséricorde en nous donnant plus que nous n’osons demander.