7ème dimanche du To A
Fr Philippe Toxé op
Mt 5, 38-48
Jésus ne demande-t-il pas à ses disciples un comportement au-dessus du raisonnable voire même du possible ?
D’accord, la loi du talion, « œil pour œil ; dent pour dent », c’est bon pour les civilisations archaïques ou les opinions du beauf moyen qui estime qu’on devrait faire subir aux coupables ce qu’ils ont fait subir à leur victime ou l’équivalent.
Mais Jésus n’enseigne pas simplement la modération dans l’application de la justice envers un coupable qui a causé un dommage à une victime. Comme dirait Jésus, ceux qui ne sont pas croyants modèrent aussi les peines, en se fondant sur l’idée que le coupable le plus pendable auquel le meilleur avocat n’arriverait pas à trouver la moindre circonstance atténuante, demeure un être humain que l’on doit traiter avec respect et ne pas anéantir par une vengeance qui pour être mathématiquement proportionnée au mal qu’il a commis, n’en demeurerait pas moins disproportionnée, puisqu’elle conduit la victime ou le juge judiciaire ou médiatique à traiter le coupable avec aussi peu d’humanité ou autant de cruauté que lui en a montré envers sa victime.
Donc pas œil pour œil, ni dent pour dent, car crever l’œil de celui qui m’a arraché le mien, ne me rendra pas mon œil perdu, mais quand même une condamnation à de la prison ferme et à des dommages intérêts. Il y a en nous une réaction viscérale de justice qui fait dire qu’il faut que les coupables payent pour tout ce qu’ils ont fait. Et si l’on est ou s’estime victime d’une injustice, on dépose plainte et on demande réparation au juge ou à une commission, parce qu’il faut que la justice soir restaurée, le dommage, pour autant qu’il est possible, réparé et le coupable puni. Et si quelqu’un nous menace, nous harcèle, nous diffame, nous agresse verbalement ou physiquement, nous fait un mauvais procès, il est juste et normal que nous nous défendions.
Mais ce n’est pas ce que dit Jésus qui semble faire fi de cet impératif de justice la plus élémentaire.
Certains de ses conseils sont, à la rigueur, recevables : « à qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos ! » Nous pouvons l’entendre et être d’accord qu’il faut être généreux et altruistes, être un créancier compréhensif à l’égard de nos débiteurs, avoir de l’empathie pour celui qui est dans le besoin, donner au téléthon, partager même un peu plus que de son superflu, etc… Là aussi, les non-croyants pratiquent ces vertus de magnanimité et de générosité.
Mais Jésus va plus loin : « je vous dis de ne pas riposter au méchant ; mais si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre. Et si quelqu’un veut te poursuivre en justice et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau ». Il ne parle donc pas seulement de la générosité, mais il semble demander de ne pas nous défendre quand on est victime d’une injustice, de se laisser agresser. Saint Paul sera dans la même veine disant aux Corinthiens « Pourquoi ne pas plutôt supporter l’injustice ? Pourquoi ne pas plutôt vous laisser dépouiller ? » (1 Co 6, 7).
Nous pouvons essayer d’interpréter ces consignes de Jésus comme un discours non violent, voir pacifiste, genre Gandhi, et se dire que Jésus nous met en garde contre le cercle vicieux de la violence qui engendre la violence, comme disait déjà le tragique grec Eschyle. C’est le Dalaï Lama qui faisait remarquer que l’histoire nous montre que la violence résout rarement les problèmes et crée en revanche d’insondables souffrances. Et on voit aussi que même lorsque la violence paraît sage et logique pour mettre fin à des conflits, on ne peut jamais savoir si au lieu d’éteindre un feu, on n’est pas en train d’allumer un brasier.
Mais au pays attaqué par un pays voisin, à la femme violée, au conjoint battu par son conjoint, au mineur victime d’abus sexuel, à la personne vulnérable victime de harcèlement ou d’abus psychologique ou de conscience, est-ce que Jésus lui dit de ne pas riposter au méchant et « si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre » ? On sait combien ce genre de conseil pieux venant de frères et sœurs dans l’Église à l’égard de ceux qui souffrent de la méchanceté des autres est inaudible, insoutenable et proprement scandaleux.
Mais doit-on pour autant passer cette parole de Jésus sous silence, en ce qu’elle semble donner raison à l’agresseur, l’encourager à continuer, et faire de Jésus un complice, en invitant à se laisser agresser ou laisser régner l’injustice ? Ce commandement de Jésus nous indique une voie de perfection dont il nous dit qu’elle est celle de Dieu, donc un chemin impraticable à vue humaine, mais qui est pourtant ce à quoi nous devons tendre. Face à l’agression que nous subissons, nous pouvons l’esquiver ou riposter, face à l’injustice dont nous souffrons, nous pouvons nous défendre ou nous venger, mais Jésus par sa parole qui peut sembler scandaleuse, nous demande de nous interroger si le rétablissement de la justice, la réparation du dommage subi est un but suffisant. Mon agresseur a payé, justice a été rendue mais le châtiment du crime est-il satisfaisant ? Ne faudrait-il pas que le méchant devienne juste pour que toute justice soit vraiment restaurée ? Jésus nous invite à désirer cela, non seulement ne pas nous résigner au triomphe du mal, mais ne pas nous satisfaire du rétablissement de la justice humaine, mais croire en la capacité de conversion du méchant, emprunter un chemin de justice qui va jusqu’à la justification de l’autre, non de ce qu’il a fait, mais de son être. Jésus ne dit pas pourquoi il faut tendre l’autre joue. Comme Jésus n’est pas un entraîneur de boxe, il serait absurde que ce fut pour que l’autre nous tabasse encore plus, pour qu’il puisse impunément ajouter de la violence à la violence, du mal au mal. Ce serait du masochisme ou de la résignation et de la part de celui qui donnerait un tel conseil à la victime du mal, une non-assistance à personne en danger, une complicité avec le mal et l’injustice. Or il n’y a, en Jésus, aucune complicité avec le mal, car il est le seul juste, car lui, il est parfait comme son Père est parfait.
Si Jésus nous dit cela, ne serait-ce pas pour m’inviter à en appeler à la part d’humanité de mon agresseur, pour qu’il prenne conscience du mal et se convertisse ? Car si je suis victime, il est normal que je souhaite le rétablissement de la justice qui m’a été déniée, mais si je suis disciple, je veux souhaiter le rétablissement de la justice chez celui qui a commis l’injustice, je veux souhaiter qu’il se convertisse. Il ne s’agit pas de banaliser le mal ou de justifier l’injustice, mais de prendre les moyens de rendre juste celui qui ne l’est pas.
Il y a dans ces phrases de Jésus comme celle qui suit « Aimez vos ennemis » comme une aporie ou un commandement paradoxal. Comment peut-on aimer son ennemi ?
Cela passe par la non-violence (« remets ton épée au fourreau » dit-il à Pierre qui veut le défendre contre les soldats venus l’arrêter) mais aussi par la parole (« pourquoi m’as-tu giflé ? » dit-il au serviteur du grand prêtre) et la volonté de sauver l’autre (« pardonne-leur » demande-t-il à son père depuis la croix).
Si nous répétons à une personne victime d’une injustice, ces paroles de Jésus aussi radicales et absolues comme un pieux conseil, ce serait un scandale, comme une gifle de plus pour la victime. Mais c’est une parole que le Seigneur m’adresse à moi directement sans le truchement de conseilleurs dont on sait qu’ils ne sont jamais les payeurs. C’est à moi que le Seigneur dit : n’entre pas dans le cycle de la violence et de l’agressivité, même si on t’a fait du mal, mais agis pour que le mal cesse, le mal que l’on commet envers toi et envers les autres et mais aussi le mal qui se trouve dans le cœur de celui qui le commet. C’est une entreprise qui peut nous sembler surhumaine. En fait, elle est impossible aux hommes, mais elle est possible à Dieu. C’est pourquoi après avoir entendu ces paroles de Jésus, nous ne pouvons que lui demander sa grâce pour avoir sinon encore la force de pardonner, au moins déjà la volonté de vouloir aimer nos ennemis, même si nous ne sommes pas capables maintenant de les aimer, et demander à Dieu sa grâce pour avancer sur ce chemin.