15ème Dimanche du To A
Le Semeur est sorti…
Fr Eric Polhé op
Mt 13, 1-23
« Abraham leva les yeux et vit derrière lui un bélier qui s’était embarrassé avec ses cornes dans des épines : et l’ayant pris, il l’offrit en sacrifice au lieu de son fils[1]». Le petit Isaac est sauvé par l’animal que ses cornes ont emprisonné dans les piquants d’un buisson de ronces.
Abraham n’est-il pas au seuil des Écritures et dans l’histoire de la rencontre entre Dieu et l’homme, un modèle de l’écoute et de la réception d’une Parole venant d’ailleurs, du ciel sans doute, parole du Tout Autre et parole tout autre qui peut se révéler comme déconcertante à l’extrême, voire angoissante ?
« Dieu dit : Abraham ! Celui-ci répondit : me voici. Dieu dit : prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, […] tu l’offriras en holocauste sur la montagne que je t’indiquerai ». Aucun souci, aucune séduction et pourtant Abraham était riche de son amour pour son fils – aucune détresse n’empêche l’accomplissement de la Parole : Abraham n’est pas l’homme d’un moment, mais il est l’homme des trois jours de marche pour rejoindre l’autel du sacrifice où s’accomplit la parole qu’il a reçue de Dieu. Abraham est l’heureuse terre : « Celui qui a reçu la semence dans la bonne terre, c’est celui qui entend la Parole et la comprend ». L’écoute et l’intelligence de la Parole, chez Abraham, est sans limite, parce qu’il est le père des croyants, l’homme de la foi. Écoute et intelligence qui ne viennent pas buter contre l’épreuve parce que cette écoute et cette intelligence ne sont pas séparées de la foi qui espère contre toute espérance et qui sait combien le Seigneur est bon. Si la parole de Dieu parle de sacrifice, c’est que la vie passe aussi par un tel langage.
Et voici que le divin semeur sort pour semer une seconde fois. Seconde parole de Dieu jetée en la terre d’Abraham mais elle est, cette fois, empêtrée
dans des épines : Abraham s’en empare, offre le sacrifice et peut dire de la Parole de Dieu en sa vie : « voici, tout est accompli. »
Cette seconde intervention de Dieu, le bélier embroussaillé dans les épines, ne remplace pas la première, l’ordre du sacrifice : elle la continue et lui donne achèvement.
Voici Jésus embroussaillé, ou si vous préférez, couronné d’épines, qui se donne aux hommes pour l’autel du sacrifice laissé libre. N’est-il pas jeté dans le monde par son abaissement, le grain de blé qui doit mourir, ou l’humble graine de moutarde, la plus chétive et difforme de toutes les semences ? N’est-il encore le grain tombé dans les ronces : les ronces ont poussé, le procès, la condamnation, l’humiliation l’ont étouffé : et voici qu’il disparaît, apparemment sans fruit aux yeux des hommes.
Mais la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne peuvent pas l’étouffer. Le Verbe couronné d’épines, la parole de Dieu empêtrée dans les piquants et les ronces n’a rien perdu de sa divinité.
Mais une divinité qui accepte librement d’être au contact, corps à corps, avec les aiguillons et les ronces – ce que nous appelons le mal et notre complicité avec le mal – pour peu à peu les purifier et les transformer en buisson de feu. Ce travail qui est un combat, commencé et déjà définitivement gagné aux jours de la Passion, de la mort et de la résurrection du Seigneur, ce combat pourtant continue avec la grâce en chacun de nous.
C’est alors, peut-être, qu’il faudrait que chacun, à présent, ici même, nous fermions les yeux et rentrions en nous-mêmes pour y voir quelle est cette parole, ce grain des saintes Lettres que Dieu nous a destinées, cette semence de vie, que nous laissons emprisonnée en d’épaisses ronces. Quel est ce grain que nos épines déchirent ? Tant de fois, nous l’avons entendu, ce grain jeté à nos oreilles, et nous le laissons sans lui donner notre assentiment.
Réussirons-nous à le discerner ? À épeler cette parole précise, différente pour chacun de nous ?
Peut-être, « Où est ton frère ? Est-ce que je suis, moi, le gardien de mon frère[2] ? », ou bien, « [Celui ou celle] qui regarde […] avec convoitise a déjà commis l’adultère […] dans son cœur[3] », ou encore, « Aimez vos ennemis[4] », mais aussi « Devant le portail gisait un pauvre nommé Lazare, qui était couvert d’ulcères[5] », ou « Alors le fils aîné se mit en colère, et il refusait d’entrer. Son père sortit le supplier[6] » ? L’une de ses paroles de l’Écriture qui ne nous laisse pas tranquille, et avec laquelle nous n’arrivons pas à dire en vérité : «Voici, c’est accompli », n’est-elle pas au fond de nos entrailles la véritable présence de Jésus embarrassé dans nos épines ? Lorsque nous acceptons de regarder avec vérité cet endroit-là où nous ne réussissons pas, peut-être alors commençons-nous à contempler en vérité Jésus en nous-mêmes, Jésus en prise avec le mal que nous acceptons, Jésus corps à corps, adhérant à notre refus d’aimer, Jésus lié aux épines de telle vieille jalousie que nous n’arrivons pas à éteindre, lié aux aiguillons de telle convoitise, lié aux piquants de telle avarice.
Là, une parcelle de la parole que le semeur a jetée en nous est retenue prisonnière et comme étouffée : il nous faut la libérer, lui laisser libre cours pour qu’elle puisse librement visiter et éclairer tout l’espace de notre vie intérieure. À son contact aussi se transfigurera de même toute notre vie extérieure. Il ne s’agit pas d’arracher les ronces intérieures qui ont comme caché un trésor : le trésor une fois découvert, resterait sur place. Il s’agit de libérer quelque chose de vivant, à l’intérieur de nous-mêmes, et qui veut croître, pousser, porter du fruit à raison de cent, ou soixante, ou trente pour un. Si le Seigneur nous demande d’aimer nos ennemis, de ne pas entretenir de jalousie, de donner à celui qui demande, c’est pour qu’en apprenant à aimer comme lui a aimé sur le bois, couronné d’épines, nous réunissions ce qui est séparé en nous réunissant les uns les autres. Alors, nous nous reconnaîtrons comme des amis perdus et retrouvés. Ainsi avec la grâce s’édifie une heureuse société, une cité sainte, un corps, le corps du Christ qui unit Caïn et Abel, le prodigue et l’aîné : le grain jeté dans les épines s’est multiplié, un champ se lève pour la moisson. Le pain de l’Eucharistie s’offre.
Unissons nos cœurs pour en vivre pleinement.
[1] Gn 22,13
[2] Gn 4, 9
[3] Mt 5, 28
[4] Mt 5, 44
[5] Lc 16, 20
[6] Lc 15, 28