2ème Dimanche du To B
Fr Jacques-Benoît Rauscher op
Jn 1, 35-42
Je ne sais pas si vous avez noté une expression qui revient par deux fois dans le riche évangile que nous venons d’entendre : « il posa son regard ». Nous l’avons entendue pour Jean-Baptiste d’abord ; pour Jésus ensuite. Vous est-il arrivé déjà de poser votre regard sur quelqu’un ? Poser un regard sur l’autre, au sens où l’entend l’Évangile est tout sauf évident. Mais c’est fondamental car reconnaître le Christ quand il vient implique de savoir « poser son regard ».
Il nous arrive parfois de « jeter un coup d’œil », de vérifier que l’autre est là…. Mais au fond de le tenir à distance sans trop nous impliquer. Nous sommes alors dans cette indifférence coupable qui caractérise tant de personnages de l’Évangile, ceux que Jésus décrit en disant qu’ils ont des yeux et ne voient pas. Si nous nous contentons de « jeter des coups d’œil » sur les autres, nous serons peut-être capables de leur asséner des coups qui ne viendront pas juste des yeux. Ceux qui jettent un coup d’œil, ce sont dans l’Évangile ces foules qui veulent voir les miracles de Jésus, qui s’enthousiasment pour un moment, mais qui se retournent en un instant. Ce sont les personnages au regard fuyant. Ceux qui jettent un coup d’œil ne posent pas leur regard.
A l’inverse, il peut nous arriver non pas de « jeter un coup d’œil » sur l’autre, mais de le « tenir à l’œil », ou, au fond ce qui est pareil, de le « dévorer des yeux ». Une telle attitude consiste à être obsédé par l’autre, à ne plus voir l’autre qu’à travers une dimension de son être. C’est regarder l’autre toujours sous le même prisme, celui qui nous permettra de le posséder, qui cherchera à en faire le tour, à en capter tous les secrets. Les abuseurs de toutes sortes sont de cette catégorie-là. Dans l’Évangile, ce sont les scribes et les pharisiens qui ne cessent d’épier Jésus. Ils sont tellement obsédés par ce qu’ils veulent ou croient voir de Lui qu’ils sont incapables de regarder les miracles qu’il opère. Eux aussi condamneront Jésus. Ceux qui tiennent à l’œil ou qui dévorent des yeux, pas plus que ceux qui jettent un coup d’œil ne posent leur regard.
Poser son regard est, à l’inverse, quelque chose d’unique. Il est heureux qu’une expression particulière soit employée dans la traduction française de l’Évangile pour rendre un verbe singulier en grec : blépô. Il ne signifie pas n’importe quelle manière de regarder. Il s’agit de considérer une personne en discernant en elle une mission qu’elle porte au nom de Dieu. Il s’agit de réaliser que celui que je côtoie est porteur d’une part de l’Évangile. On ne peut pas « poser son regard » sur n’importe qui. Peut-être même que ceux sur lesquels nous pouvons « poser notre regard » se comptent sur les doigts d’une main dans une vie. Mais quand on aime quelqu’un, quand quelqu’un nous est donné à aimer, nous devrions « poser notre regard » sur lui ou sur elle.
Chacun de nous, nous pourrions, aujourd’hui ou cette semaine, essayer de poser notre regard sur quelqu’un. Je vous rassure, il ne s’agira pas de fixer dans le blanc des yeux une personne de notre entourage qui se demandera alors bien ce que nous fabriquons. Il ne s’agira pas non plus de nous précipiter chez l’autre pour prétendre lui révéler la mission que nous avons discernée pour lui. Non, mais dans le secret de notre cœur, nous pourrions nous demander : « celui ou celle que j’aime, celui ou celle, ceux ou celles avec lesquels je vis, comment sont-ils porteurs d’une parole de Dieu ? ». Plus précisément encore : « si mon mari, si ma femme, si mon frère ou ma sœur de communauté, si mon ami était une parole de l’Évangile, une attitude de Jésus laquelle serait-elle ? ». Cela ne consiste pas à tout bénir en l’autre ou à le mettre sur un piédestal. Poser son regard sur l’autre consiste à voir ce qui, en l’autre, pourrait bien venir de Dieu. C’est discerner ce que Dieu me dit à travers celui qui m’est proche et qu’il me donne comme premier livre où contempler sa Parole. C’est percevoir, dès ici-bas ce qui, en l’autre, ne passera pas, son visage d’éternité.
Nous devons réapprendre à poser notre regard. Nous devons progresser dans notre capacité à poser notre regard. Quand le Christ viendra, c’est dans la mesure où nous aurons appris à poser notre regard que nous pourrons le contempler. En effet, notre vie chrétienne consiste à grandir en sensibilité. Non pas dans la sensibilité superficielle de ceux qui ne cessent de « jeter un coup d’œil ». Ni dans le déferlement de sensiblerie de ceux qui « dévorent des yeux ». Mais dans la capacité à nous laisser affecter par la vie de ceux qui nous sont proches. Car c’est au cœur de ces affections, parfois de ces blessures que seul l’amour peut laisser dans une vie, que la parole de Dieu vient se frayer une route et se révèle dans toute sa lumière.
Aujourd’hui, dans cette eucharistie, le Christ vient poser son regard. Il vient poser son regard sur chacun de nous. Imitons-Le et apprenons de Lui comment poser notre regard. Car c’est à cette condition qu’un jour nous pourrons Le voir face à face.