2ème Dimanche de Carême B
Fr François-Dominique Charles op
Mc 9,2-10
Il y a une vingtaine d’années, il y eut au Mozambique une
terrible inondation. Les gens se réfugiaient sur les toits et
dans les arbres pour tenter d’échapper à la montée des eaux.
Une femme se trouvait avec d’autres personnes au sommet
d’un arbre entouré par les eaux menaçantes. Comme tous les
gens, elle avait tout perdu… il ne lui restait que son enfant
qu’elle portait dans ses bras. Un hélicoptère sauveur est
arrivé avec un reporter qui a osé filmer. Il n’y avait plus de
place pour ces gens dans l’hélico. Alors la mère a tendu aux
sauveteurs son enfant. Le geste a bouleversé les
téléspectateurs du monde entier. Et quand l’hélicoptère est
revenu un peu plus tard pour chercher les autres personnes,
l’arbre avait disparu sous les eaux… J’ai vu et je n’ai jamais
pu oublier cette femme et son geste d’offrande de l’enfant.
Quelle terrible épreuve elle a dû vivre alors. Aucun mot ne
peut exprimer ce qu’elle a dû éprouver. Dans sa détresse,
elle a eu ce geste extraordinaire de confier son enfant à un
inconnu. Quel geste inoubliable… Elle s’est dessaisie de ce
qu’elle avait de plus cher au monde. Si elle avait gardé
l’enfant, il serait mort avec elle. En le donnant, elle le
perdait et le sauvait, elle lui donnait naissance une seconde
fois. En renonçant à le garder avec elle, elle l’a sauvé en se
perdant elle-même, elle agissait en véritable mère.
N’en est-il pas un peu de même dans le récit de la « ligature
d’Isaac » (עֲקֵדַת יִצְחַק Akédat Yitzhak), comme on dit dans le
judaïsme ?
Son but n’est pas de nous montrer un Dieu qui exerce sa
toute-puissance en demandant sadiquement à Abraham de
lui offrir la vie de son fils. Car à la fin, Dieu retient le bras
d’Abraham ! Il n’est pas question de sacrifier l’enfant ! Il
s’agit plutôt d’une mise à l’épreuve d’Abraham, comme cela
est dit au début du récit : « Dieu mit Abraham à
l’épreuve ». Il le fait pour lui apprendre quelque chose
d’essentiel et de difficile sur la route spirituelle de la foi : le
renoncement à soi-même pour entrer dans une confiance
totale en Dieu : « Si Dieu est pour nous, écrit Paul aux
Romains, qui sera contre nous ».
L’épreuve pour Abraham a résidé dans la demande que Dieu
lui fait d’offrir ce qui lui est le plus précieux : son fils, son
unique, celui qu’il aime, mais aussi et surtout parce que ce
fils lui a été donné dans sa vieillesse de manière miraculeuse
et qu’il est le porteur d’une promesse faite par Dieu lui-
même qu’il sera le premier d’une descendance innombrable.
Par ce geste fou, Dieu demandait à Abraham de lui offrir
non pas ses richesses et ses biens mais toute son espérance :
il lui était demandé de renoncer à tout, à lui-même et à tous
les plans dans la confiance en la Voix de Dieu.
Cette même voix qui l’avait fait sortir de son pays, qui
l’avait invité à se mettre en marche vers un pays inconnu. Et
voici qu’elle l’invitait de nouveau à se mettre en marche,
mais cette fois pour entreprendre une route difficile et
éprouvante, celle de la foi véritable, qui consiste à sortir de
soi, à « se laisser soi-même » comme aurait dit Maître
Eckhart : « Qui se laisserait complètement lui-même
pendant un instant, tout lui serait donné » (sermon 12).
L’épreuve a amené Abraham à « espérer contre toute
espérance » (Rm 4,18). Il a cru que Dieu était capable de
ressusciter les morts et donc de lui rendre le fils de la
promesse, écrit l’auteur de l’épître aux Hébreux (He 11,19).
Dans sa conclusion, l’auteur du récit de la Genèse donne
une clé importante : « Tu as écouté ma voixַ שָׁמִ עְת ָׁ בְקֹלי . »
L’enjeu de toute la vie d’Abraham — et donc de la nôtre —
est de rester perméable, attentif à la voix mystérieuse de ce
Dieu qui appelle à se mettre en route, et à se laisser conduire
sur un double chemin, celui très extérieur de notre existence,
et surtout celui de l’intériorité du cœur, de la foi éprouvée.
Ce Dieu ne cesse, aujourd’hui comme au temps d’Abraham,
de nous inviter à sortir de nous-mêmes, à vivre à l’écoute de
sa Voix. Il nous invite à tourner nos êtres vers lui, à
convertir notre écoute du cœur pour l’aimer, lui et nos
frères, en nous décentrant de nous-mêmes pour entendre la
Voix qui invite… « Pars, quitte ton pays et va là où je te
conduirai », « Sors entièrement de toi pour Dieu et Dieu
sortira entièrement de Lui pour toi » dit Maître Eckhart
(Sermon 5b).
C’est là l’expérience des trois apôtres qui sont conduits sur
la montagne par Jésus. Ils ont entendu l’appel qui les a mis
en route : « Viens, suis moi… » Ayant « tout laissé », ils
l’ont suivi. Comme Abraham, ils se sont mis en route.
Comme Abraham, comme aussi Moïse et Élie, ils ont été
conduits sur la montagne et ont fait une expérience de la
rencontre de Dieu, fondement et but de la foi. Abraham dans
son épreuve a entendu la voix du Seigneur… Mais Dieu est
resté caché à ses yeux, il ne l’a pas vu.
Les yeux des disciples ont entrevu la lumière divine, cachée
dans l’humanité de Jésus transfiguré. Du Père, ils ont
entendu la voix venant de la nuée : « Celui-ci est mon Fils
bien-aimé. Écoutez-le. » Comme Abraham, Moïse et Élie,
leur expérience fondamentale sur la montagne a été auditive.
Contrairement aux apparences, l’expérience de la foi repose
non pas sur la vision mais sur l’audition. Elle n’est possible
que si nous nous sommes préparés à l’écoute. Et c’est
l’expérience fondamentale du carême et de toute marche au
désert. Être croyant, cela consiste à tendre l’oreille pour
entendre au plus profond de nous cette voix qui invite à
perdre nos sécurités, à lâcher les rampes auxquelles nous
sommes agrippés, à oser parier en toute confiance sur ce
Dieu qui se révèle « pour nous », en acceptant que Jésus,
dans un complet abandon et une totale confiance, donne sa
vie pour que nous vivions. Mystère qui dépasse la raison
humaine. C’est cela que saint Paul dit dans la 2e lecture :
« Il n’a pas épargné son propre Fils, il l’a livré pour nous
tous : comment pourrait-il avec lui ne pas nous donner
tout ? » Dieu nous donne tout en se donnant lui-même dans
le Fils bien-aimé.
Le chemin du carême est une entrée dans le silence du
désert pour y creuser notre oreille, afin d’entendre la voix de
Celui qui parle au-dedans, au cœur. La mise à l’épreuve n’a
pas d’autre enjeu. Ce chemin conduit de la montagne de la
Transfiguration à la montagne du Golgotha. La Voix du
Dieu caché alors se taira… Le grand silence laissera alors
place à notre réponse de foi. C’est ce que nous vivrons
pleinement au terme du carême, et… le jour de notre mort.