Toussaint 2024
… Jubilé d’or de sr Jeanne Marie
Fr Antoine Levy op
Matt 5. 5-12a
PHOTO de FAMILLE !
Photo de famille. Les petits devant, les grands derrière. Et cette question qui revient encore et toujours : où sont les autres ? Ou étaient-ils ce jour-là ? Pourquoi ne les voient-on pas sur la photo ?
Il y a de cela dans la grande vision que Jean nous conte aujourd’hui. Bien sûr, il y a quelques petites différences. Disons qu’il s’agit d’une famille élargie : 144 mille élus sans compter une foule immense de témoins. Mais il ne s’agit pas seulement de quantité. Voyez la disposition ; elle est inverse. Les grands, ceux qui reçoivent le sceau, devant, et les petits derrière. Cela dit, nous restons avec la même question : où sont les autres ? Que faisaient-ils, que font-ils, ou que feront-ils ce jour-là ?
Je sais bien que cette célébration n’est pas vraiment le moment de se mettre les saints à dos en posant les questions qui fâchent. Mais on a tout de même le droit de demander : comment devons-nous comprendre le recours à ce processus de sélection qui, selon l’Apocalypse de Jean et bien d’autres passages de l’Écriture, décidera de notre sort éternel ? Non, non, cette question n’a rien à voir avec une démagogie mal placée – elle n’est pas un effet de cette obsession d’égalité qui hante l’imagination politique française depuis près de 250 ans. Je crois qu’elle touche au cœur du seul vrai problème qui soit – je veux dire le problème du mal.
Voyez donc : quand ils réfléchissent à ce problème, les philosophes portent l’essentiel de leur attention à ce ou ceux par qui le mal arrive. Ils veulent saisir le mal en sa cause. Ils évoquent les débordements dans l’ordre de la nature et les dysfonctionnements du sens moral chez les êtres humains. Les philosophes s’intéressent moins au mal en ses effets, c’est-à-dire à ceux qui le subissent, et je crois qu’ils passent là à côté d’une vérité fondamentale. Car, enfin, qu’est-ce qui nous fait vraiment mal quand nous subissons le mal, sous quelle que forme que ce soit, maladie, revers de fortune, persécutions, coups bas, etc. ? Nous arrivons ici, me semble-t-il, à un élément primordial de l’expérience humaine. Quel que soit le mal que nous subissons, nous butons toujours, ultimement, sur le même état de conscience, insondablement triste, et cela depuis aussi longtemps qu’il nous en souvienne : nous avons été rejetés. Pour une raison qui nous échappe totalement, si jamais cette raison existe, d’autres ont eu meilleur sort. Mon frère, ma sœur, mon camarade de classe, mon collègue de travail, mon compagnon de tranchée, mon frère ou ma sœur en religion… Comment cela se fait-il que cela m’arrive à moi, et pas à eux ou à elles? Qu’ai-je fait pour être ainsi rejeté ? Bien sûr, je n’exclue pas que j’aie fait quelque chose ; peut-être ai-je mal fait, peut-être même ai-je fait un peu de mal. Mais eu-je pu vraiment faire autrement, étant donné celui ou celle que je suis ? Il y a dans l’expérience du rejet, celle à laquelle même les plus fortunés d’entre-nous n’ont pas échappé, celle à laquelle certains d’entre-nous ont même consacré le plus clair de leur existence à laisser derrière eux, le sentiment d’une injustice sans fond. Voici celui que je suis – qu’y puis-je ? D’autres ont eu plus de chance de ne pas être moi, qui ont l’esprit plus pénétrant, des corps plus beaux ou plus vaillants, et tous ces dons que je n’ai pas reçus. Les voilà, tous ceux-là, qui, à des jalons précis de mon existence, passent devant moi tandis que je reste sur le côté. Pour ces raisons dont la légitimité ultime continue de m’échapper, ils ont été qualifiés, et moi, moi j’ai été rejeté. Comme me le disait il y a trois jours à peine un ami qui a longtemps exercé le métier de juge pénal, quand on a affaire a des criminels endurcis, on peut quasiment toujours faire remonter leurs actes à une ou l’autre expérience de rejet. Puisque c’est injuste, d’autres vont payer pour cette injustice, et tant pis si rien ni personne ne suffira jamais à la compenser.
Évidemment, on n’est pas obligé de devenir un criminel, ni même un grand blessé de la vie. Il y a une alternative claire, et elle n’est rien d’autre, me semble-t-il que notre foi. N’est-elle pas, en son cœur, l’antidote à ce qui fait le cœur de l’expérience du mal ? Car au cœur de l’évangile, il y a les Béatitudes. Elles commencent ainsi :
« Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux.
Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. » ?
Et elles se terminent comme cela :
« Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des Cieux est à eux.
Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi.
Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ! » ?
Pour ainsi dire, le public que notre religion vise, – et Dieu sait si certains esprits raffinés y ont trouvé matière à critique – ce sont les rejetés. Ce que dit le Christ ici, ce n’est pas seulement que Dieu accueille ceux qui ont été rejetés, mais qu’Il a une nette préférence à leur égard : heureux les rejetés d’hier, car, autant que les derniers seront les premiers et vice-versa, ils sont les élus de demain. Et celui qui affirme cela est le premier à montrer le chemin qui va du rejet des hommes à la gloire de Dieu. Naturellement, tout cela n’est pas automatique. Il ne suffit pas de souffrir rejet pour devenir sujet d’une éternelle élection. Il en va d’une décision à l’intime de celui qui est en butte au rejet. Contre toute apparence, je décide que Celui qui a mon existence entre Ses mains, Celui qui d’un cillement d’œil auquel rien n’est caché, aurait pu m’éviter de subir ce qu’il me faut subir, ne m’a pas rejeté. J’accepte qu’Il m’accompagne au long de ma route, aussi douloureuse qu’il lui arrive d’être, parce que Dieu a voulu ce chemin pour moi, aussi paradoxal, incompréhensible qu’il me semble. Cette décision que moi seul peux prendre, cet assentiment à Dieu auquel moi seul peut consentir, cela s’appelle la foi. Pas celle des dogmes – celle qui sauve. Cette foi, c’est celle que ce même Jean décrit dans son épître lorsqu’il nous encourage à poursuivre la route en nous assurant qu’elle nous mènera jusqu’ à voir Dieu tel qu’Il est. Et de conclure : «…quiconque met en lui une telle espérance se rend pur comme lui-même est pur. »
Ils se rendent purs, ceux qui, au nom de cette espérance, gardent un cœur de pauvre quand ils font l’expérience de la dureté de celui des autres, purs ceux qui pleurent sur ceux à qui il ne viendrait a personne l’idée de verser une larme, purs les doux qui ne résistent pas quand on leur dérobe leur propre terre, purs ceux qui poursuivent la justice quand on dérobe celle des autres, purs ceux qui pardonnent à ceux qui ont commis l’apparemment impardonnable, purs ceux qui continuent à œuvrer pour la paix au temps où les guerres, grandes et petites, font rage.
C’est vrai. Certains s’y entendent mieux que d’autres à réaliser un tel programme. On les appelle les saints. Ils doivent avoir des dispositions naturelles à la vertu que d’autres ne possèdent pas. Ou ils doivent être l’objet de grâces surnaturelles dont le commun des mortels est dépourvu. Alors, ne sommes-nous pas revenus à la case départ ? Que les privilégiés de ce jour aient été les rejetés d’hier, en sont-ils moins privilégiés aujourd’hui ? De fait, ils ne le sont que plus. Voici les saints, les grands, qui, une fois de plus, nous passent devant, suivis de ces foules en liesse dont nous n’avons aucune assurance d’être du nombre, tant la conscience de nos faiblesses, de nos incapacités à réaliser ce programme de sainteté nous taraude. Alors à quoi bon la foi, si c’est pour nous trouver a nouveau en butte au rejet, sous une autre forme certes, mais sous une forme définitive – pour l’éternité – cette fois ?
Cette manière de raisonnement impeccable, au moins en apparence, présente, me semble-t-il, une faille. Cette faille, c’est l’Église. On n’essaie pas de devenir saint pour soi seul. Le but n’est pas de tirer son épingle du jeu. Je ne dis pas que certains chrétiens n’envisagent leur admission au Ciel comme une sinécure illimitée agrémentée par la vision des tourments infligés à ceux qui n’auront pas aussi bien observé les règles du grand jeu. Je dis que ces chrétiens-là n’ont vraiment, vraiment rien compris à ces deux choses, si intimement liées, que sont la sainteté et l’Église. Si le Christ a embrassé le rejet des hommes, s’il a poursuivi son chemin de foi jusqu’au sommet de l’abandon, d’un apparent abandon de Dieu devenu son propre abandonnement à Dieu, ce n’est pas en vue de lui-même, mais en vue de nous tous. Il en va de même pour les apôtres, les martyrs, les saints religieux, les saints laïcs, les saints bourgeois et les saints SDF, tous ceux, connus et inconnus, dont nous célébrons la mémoire aujourd’hui – tous ceux auxquels il a été donné de collaborer à l’œuvre du Christ en vue de la rédemption du monde.
Les annales des premiers temps de l’Ordre dominicain rapportent la brève histoire d’un frère gratifié d’une vision de la Vierge Marie. Il se mit à pleurer, dit-on, parce qu’elle lui était apparue entourée de religieux de tous les Ordres sur la terre et le ciel, l’Ordre dominicain excepté. Le voyant pleurer, la Vierge souleva un pan de son manteau, lui révélant ainsi Dominique, qui s’y tenait caché avec d’innombrables frères et les sœurs de son Ordre. Il en va de même, j’en suis sûr, pour les saints et la foule qui les suit dans la grande vision apocalyptique de Jean. Si l’on demande pourquoi les grands viennent en premier, cachant la vue des petits, il faut répondre que les premiers couvrent ceux qui les suivent du manteau de leur vertu et de leurs mérites. Suppleant quod deficit. Cela s’appelle la communion des saints. Et si on demande encore : « où sont les autres ? », il faut répondre que les petits qui suivent les grands font de même pour les encore plus petits qu’eux. Même si on ne les aperçoit pas forcément sur cette photo de famille, tout le monde est là – du moins tous ceux qui se seront accrochés au pan de manteau de ceux qui les précédaient.
Je sais, j’ai beaucoup parlé aujourd’hui, mais c’était seulement pour dire ce qui tient en un brin de phrase adressé tout spécialement à sœur Jeanne-Marie : accroche-toi, ma douce et merveilleuse sœur, accroche-toi à ce pan de manteau, car tu tiens le bon bout.