3ème Dimanche du To B
Fr Jean-Etienne Long op
Mc 1, 14-20
En quoi consiste le Royaume de Dieu ? Quand va-t-il se manifester ? Où ? Voilà les questions que l’évangile laisse apparaître et les questions que nous nous posons encore.
Ce sont des questions très fondamentales, et qui commandent toute l’interprétation de l’agir chrétien.
– Certains chrétiens pensent que le Royaume de Dieu n’est pas ici-bas, qu’il adviendra après la mort, à la fin des temps, ou quand le Christ reviendra. Et aujourd’hui, à cette apparente espérance, se joint l’idée toute gentille d’un royaume pour tout le monde, on ira tous au paradis, s’il y en a un !
Pourtant Jésus dit que ce Royaume est tout proche, et non qu’il faut attendre la mort pour le connaître ; et j’ai l’impression que la prédication de Jésus consiste même à dire qu’il faut faire attention à ne pas le manquer dans sa vie, de son vivant, parce que si on attend la mort, en fait, ce sera trop tard, qu’on risque de passer à côté : pas de Royaume de Dieu après la mort pour qui ne l’a pas vu ou saisi ou choisi de son vivant.
– D’autres chrétiens pensent que c’est à nous de faire advenir le Royaume de Dieu, que le Royaume de Dieu sera le produit de nos efforts pour la paix et la justice (ou l’unité). Cette paix et cette justice sur la terre leur paraissent si importantes qu’ils sont parfois prêts à certaines alliances, non seulement avec Jésus Christ et en Jésus Christ, mais avec les partis, les syndicats, les mouvements qui incarnent à leurs yeux la justice sociale.
Petit à petit, la célébration du mystère pascal – qui a peut-être à voir avec le Royaume – passe à l’arrière plan, voire est jeté dans les oubliettes de l’histoire et des réformes liturgiques, l’alliance avec Jésus Christ, Fils de Dieu, s’estompe, au profit du message essentiellement politique et prophétique de Jésus.
Remarquez qu’il y a une variante si vous n’avez pas la sensibilité révolutionnaire : vous pouvez chevaucher la monture de la DOCTRINE SOCIALE DE L’ÉGLISE ! Les accents ne sont pas les mêmes, les priorités éthiques, et tout ça, mais on reste là aussi dans la vision d’une responsabilité de bâtir le Royaume, … sous forme de chrétienté si possible, avec la volonté de faire marcher tout le monde au pas catholique, plutôt bien carré qu’arrondi dans les angles.
Visions de droite ou de gauche, évidemment aujourd’hui aussi désespérées l’une que l’autre, sans aucun avenir, sans espoir.
Mais voilà : Jésus n’a jamais demandé de construire le Royaume, ou de bâtir le Royaume (quoique suggèrent certaines prières d’intercession de la liturgie des heures). Jésus, qui n’était pas paysan mais charpentier de métier, n’utilise jamais de parabole de construction pour parler du Royaume mais toujours des paraboles agricoles. (Et c’est mon père maître des étudiants à Lille, qui était prêtre ouvrier, et un saint frère, qui nous l’avait fait noter !) Ça veut dire que le Royaume ça arrive, mais vous ne savez pas comment, souvent vous n’avez presque rien fait.
Effectivement, le Royaume de Dieu n’est pas notre Royaume, mais celui de Dieu, ce n’est pas nous qui le faisons, qui aidons à le faire, c’est plutôt Dieu qui le fait, on n’est même pas tout à fait sûr que ce soit une chose qui se fait, c’est peut-être plutôt quelque chose qui arrive.
Le Royaume de Dieu, semble dire Jésus, c’est bien ce dont nous avons profondément envie ; si c’est un lieu, c’est là où il faudrait être, si c’est un événement, on voudrait qu’il nous arrive aussi, non seulement qu’on y soit, mais qu’on en soit. Mais ce Royaume semble mystérieux, il ne se voit pas à l’œil nu, il ne se voit pas avec le regard du monde. Il y faut une révélation !
C’est là toute la prédication de Jésus : il est là, il est à portée de nos mains, mais pour y avoir accès, il faut une conversion, une renaissance, un autre regard, un dédoublement du regard, non seulement voir les choses qui passent, mais voir ce qui ne passe pas, et surtout ne pas se tromper de valeurs, comme on dirait aujourd’hui, ne pas se fier à ce qui est important aux yeux des logiques de ce monde, des systèmes en place, économiques, sociaux, culturels, et donc à nos propres yeux, spontanément, mais chercher à comprendre ce qui est important aux yeux de Dieu.
Cela rejoint l’enseignement de Saint Paul, qui dit clairement aux chrétiens de ne pas réduire leur monde à leur expérience, mais de comprendre qu’il y a autre chose, de ne pas réduire le sens de leur vie à ce qui est nécessaire pour cette vie mortelle, de ne pas faire du monde même une idole à laquelle on sacrifie notre vie, de ne pas se laisser engloutir par les principautés de ce monde ! donc de garder la distance d’un regard de foi sur tout ce que voyons et faisons, pour ne pas en rester à la superficie, mais aller au cœur.
Pour voir le Royaume, il faut se convertir.
Mais ce n’est pas non plus la conversion habituelle, ou la conversion morale des païens, éliminer le vice et faire grandir la vertu par des entraînements. Jésus n’a rien contre la morale, mais ce n’est pas un moraliste. Il n’a donné aucune recette pour grandir dans les vertus. Il les a pratiquées lui-même, oui, mais son enseignement déplace de la vertu des hommes de bien à la vertu de Dieu, l’humilité et l’amour de charité qui viennent de Dieu et que les païens ne connaissent pas. Quand il parle d’être parfait, il parle de miséricorde. Et d’ailleurs, là où se vit la miséricorde, lors d’un événement de miséricorde, entre qui la donne et qui la reçoit, on pourrait bien être proche du Royaume de Dieu !
Le Royaume de Dieu pour Jésus est tout proche et telle est la bonne nouvelle. Il est là, mais si je n’ouvre pas mon cœur à cette réalité, je ne la verrai pas, je ne la vivrai pas. C’est pourquoi Jésus tient des propos complètement décalés, pour nous déplacer, nous retourner… nous faire voir autrement la vie.
Par exemple, Jésus parle du bonheur, et il dit : le bonheur, c’est d’être pauvre, doux, miséricordieux, persécuté pour la justice. Vous voyez, c’est vraiment n’importe quoi dans le langage du monde ! tout le monde sait que pour être heureux, il faut être riche, puissant, en bonne santé, (…) et certainement pas persécuté.
Autre exemple : Jésus vient au Temple et tout le monde s’extasie de la beauté des pierres, et d’autres sans doute aussi de la beauté des liturgies, mais voilà, Jésus ne s’y intéresse pas ! (Ses disciples, oui ! et que de querelles depuis et aujourd’hui !) Jésus, lui, voit d’autres choses, il est attentif à autre chose. Il voit la pauvre veuve qui donne son nécessaire, et là il s’extasie, car le Royaume de Dieu est présent dans ce geste. C’est un tout petit geste de rien du tout, éphémère, mais non, c’est vraiment une percée d’éternité, car la charité ne passe pas. L’amour, le don, c’est ce qui restera du monde quand tout du monde aura passé.
Beaucoup de gens s’inquiètent aujourd’hui de l’Église, de l’institution des apôtres. Mais les apôtres n’ont pas été envoyés pour créer une institution “durable”, voire quasi-éternelle, ils ont été envoyés pour annoncer le Royaume en paroles et en actes, pour enseigner les béatitudes et les vivre, pour transmettre l’évangile et le vivre, pour célébrer le Christ ressuscité et vivre dans le souffle de sa résurrection.
Aujourd’hui, le Royaume de Dieu est-il proche ?
Je crois qu’il est aussi proche aujourd’hui qu’au temps de Jésus, que Dieu ne cesse d’agir en nous et en notre prochain, dans nos groupes d’appartenance et hors de nos groupes d’appartenance, dans les Églises chrétiennes et hors des Églises chrétiennes… à nous de voir, d’accueillir, de rendre grâce, d’être nous aussi présents aux étincelles du Royaume, et dans la mesure même où nous vivons nous-mêmes à certains moments les béatitudes, d’être pour les autres présences du Royaume.