Dieu au sérieux
Fr Philippe Toxé op
10 septembre 2005
« Il aimait tout le monde et tout le monde l’aimait » disait-on de Dominique. La formule est belle, mais son tour hagiographique ne doit pas nous faire oublier que c’est loin d’être évident. C’est pourquoi lorsqu’un frère résuma ce qu’il considérait comme la première étape de tout amour apostolique par cette formule : « il faut d’abord prendre l’autre au sérieux », je me suis dit que si saint Dominique était cet homme évangélique que nous célébrons aujourd’hui, c’est parce qu’il avait pris l’autre au sérieux, tant cet Autre qu’est Dieu, que les autres qu’étaient les hommes de son temps. Et nous sommes invités à faire de même.
Dominique a pris Dieu au sérieux.
Et comme Dieu se révèle dans sa parole, Dominique l’a écoutée et y a répondu.
Dominique a écouté et accueilli la Parole de Dieu.
Nous connaissons cette image de Fra Angelico représentant saint Dominique méditant le livre de la Parole de Dieu auprès du Christ aux outrages ou embrassant la croix. Sa prière et son étude, ces deux formes d’écoute, semblent particulièrement orientées vers l’Incarnation et la Passion, ces deux mystères qui manifestent la miséricorde d’un Dieu qui veut sauver tous les hommes et sauver tout l’homme, corps et âme. Et dès son enfance, Dominique a accueilli cette Parole, avec son esprit et son cœur, son intelligence et sa volonté, comme une parole de vérité et de bonheur, de vie pour tous les hommes, non pas comme le secret d’une gnose pour initiés, mais une bonne nouvelle pour tous. Cette parole divine, c’est la vie et la mort de Jésus.
Cette Parole a suscité la réponse de Dominique.
Elle le conduit à parler avec Dieu et à parler de Dieu ;
Dieu nous parle pour que nous lui répondions ; il est venu vivre au milieu de nous pour que nous entrions en communion avec lui. Sa Parole suscite celle de Dominique, comme une conversation entre deux amis. Et Dominique parle avec Dieu, dans la prière secrète de la nuit, comme dans la louange liturgique de la journée, à l’église ou en chemin. Et dans sa prière, Dominique parle à Dieu des hommes, ses frères, de leurs espoirs et de leurs désespérances, de leur bonne volonté et de leur péché. C’est ce que dit Jourdain de Saxe : « Dieu avait donné à Dominique une grâce spéciale envers les pécheurs, les pauvres, les affligés, il en portait les malheurs dans le sanctuaire intime de sa compassion ». Et la prière de Dominique transparaît dans sa vie, car prendre Dieu au sérieux, c’est oser aller vers lui, parce que l’on se fie à sa Parole qui engage le dialogue, c’est oser faire l’expérience de la vie en s’appuyant sur la parole du Seigneur, « en pensant à notre Sauveur ».
Prendre la Parole de Dieu au sérieux, c’est aussi oser la redire, la balbutier dans nos mots humains, et dans nos actes et dans nos gestes. Et Dominique parle de Dieu aux hommes, seul et avec d’autres. S’il a créé un ordre, l’Ordre des Prêcheurs, c’est pour que les frères et les sœurs qui comme lui, veulent répondre à Dieu, veulent prendre sa Parole au sérieux, essaient de s’entraider, de se stimuler à parler avec Dieu et de Dieu le plus fidèlement possible, pour que dans la communion qu’ils créent, ils deviennent « sainte prédication ».
Et si Dominique parle ainsi de Dieu aux hommes, c’est parce qu’il prend leur vie au sérieux.
Dominique a pris la vie de ses frères humains au sérieux.
On disait donc de Dominique qu’il aimait tout le monde et que tout le monde l’aimait. Mais le premier mouvement de l’amour envers autrui, c’est là aussi, de s’intéresser à lui, tel qu’il est et pas selon une image romantique (n’en déplaise à Lacordaire !) que l’on en aurait, à lui avec ses convictions, ses oppositions, ses contradictions, sa bonne volonté et sa mauvaise foi, son désir de vérité et ses erreurs ou son péché.
Cet autre est plus ou moins proche, plus ou moins lointain. Il y a les compagnons d’apostolat, les frères et les sœurs de l’Ordre naissant. Et ils sont déjà si différents. Vous me permettrez ici de mentionner spécialement les sœurs : quelle différence entre les femmes cathares récemment converties et qui composent une nouvelle communauté, les religieuses romaines que le pape veut réformer et qui ne sont pas si nombreuses que cela à le vouloir, les moniales madrilènes qui devaient être un peu bavardes, à en croire la lettre que Dominique leur écrivit, et je n’oublie pas la fervente et déterminée Diane d’Andalo. Parmi ces autres, il y a les ecclésiastiques de la curie romaine et les légats pontificaux qui ont leurs conceptions de ce que doit être l’apostolat, les paroissiens de Fanjeaux qui devaient comprendre aussi bien des sympathisants des cathares que des croisés de Simon de Montfort ; il y a encore les pèlerins allemands sur la route de Saint Jacques de Compostelle, les cathares depuis l’aubergiste qui avait peut-être ses idées bien arrêtées sur Dieu, la religion et les curés (des idées de café du commerce peut-être, mais c’est assez normal pour un aubergiste !) jusqu’aux sicaires prêts à le tuer en passant par les théologiens albigeois avec qui il disputera dans des débats théologiques, où Dominique ne mise que sur la seule force de la Parole quand d’autres promeuvent des solutions plus rapides. Et je ne peux interrompre cette liste sans mentionner les très lointains cumans !
Dominique prend tous ces autres au sérieux, en les rejoignant là où ils sont, là où ils en sont, tels qu’ils sont, dans leurs aspirations, leurs convictions, en essayant de comprendre leurs points de vue, en les partageant parfois, en les respectant dans leurs différences toujours, et en leur proposant librement la foi.
« Mon Dieu, que vont devenir les pécheurs ? » Cette prière nocturne de Dominique n’est pas une prière tragique ou janséniste avant la lettre, c’est l’expression de son souci apostolique de partager ce qu’il a découvert de l’amour de Dieu et que tant d’hommes ignorent, de leur faire découvrir cette bonne nouvelle parce qu’elle est pour lui source de vie et de vrai bonheur, libération de l’homme. Le souci de l’autre est donc au cœur de la prière de Dominique. C’est encore le bienheureux Jourdain qui disait : « Une de ses demandes ferventes et singulières à Dieu était qu’il lui donne la charité véritable et efficace pour le salut de tous les hommes ».
C’est cette charité, ce désir qui est celui de Dieu lui-même, du bonheur de tous les hommes, qui anime aussi la vie de Dominique. C’est cette charité véritable et efficace qui passe par cette proximité avec la vie des hommes, qui conduit Dominique à parler de Dieu aux hommes avec la même ferveur qu’il parle des hommes à Dieu, parce que Dominique a expérimenté dans sa propre vie que cette amitié de Dieu est le plus grand bien qu’un homme puisse recevoir, car elle fonde la vraie fraternité et donne une plénitude de vie qu’on ne peut imaginer.
Voilà un Dominique bien sérieux, me direz-vous ! Je vous ferai remarquer que je n’ai pas dit qu’il se prenait au sérieux (certains de ses fils ne lui ressemblent pas toujours sur ce point !) ni qu’il prenait tout au sérieux ou au tragique ; au contraire : tous ceux qui l’ont rencontré ont été frappés par son humilité et sa joie, une joie communicative qui vient de la communion au désir de Dieu de sauver les hommes. C’est ce désir de vivre selon la Parole de Dieu, de le vivre pour que d’autres en vivent et y trouvent leur bonheur, c’est de ce désir que vivent encore aujourd’hui les membres de la famille dominicaine qui s’étend bien au de là du cercle des frères et des sœurs, aux amis de nos amis. Que l’intuition et la charité de Dominique nous animent pour que nous partagions cette joie, dès maintenant et dans l’éternité.
Amen.