Solennité de l'Assomption de la Vierge Marie 2018
Fr Thierry-Dominique Humbrecht op
Luc 11. 27-28
La Gloire de Marie !
Hier soir, pendant quelques minutes seulement, le coucher du soleil fut extraordinaire. Entre les crêtes de montagne à contre-jour et un ciel chargé d’anthracite, une lumière perçait et mettait le feu aux premiers nuages : un brasier, une lave en fusion, qui annonçait le départ du soleil et son retour. Comme si l’Assomption était le triomphe de la gloire divine, malgré l’opacité humaine, pour l’instant en Marie, mais aussi, un jour, pour tous les bienheureux.
Au Ciel, en Paradis, il y a de nombreux saints, ceux que nous connaissons et ceux que nous ignorons. Il y a encore des places vides : celles qui nous sont destinées et que nous occuperons un jour, nous l’espérons. Il y a aussi, hélas, celles des invités qui ont refusé de venir : les démons et les damnés. Mais enfin il y a déjà du monde. Pourtant, les êtres humains qui y voient Dieu en face ne peuvent pas encore y faire participer leur corps. Celui-ci est un cadavre effacé, jusqu’au jugement dernier, ultime étape de glorification de nos personnes, dans une nature humaine restaurée.
Au Ciel, il y a une multitude d’âmes mais deux corps seulement : celui du Christ, dans la gloire de son humanité unie à sa divinité ; et celui de Marie, montée au ciel en son âme et en son corps. Le Christ, avouons-le, qui est Dieu, nature humaine unie à sa divinité dans la Personne du Verbe, est un peu hors concours. Il peut tout se permettre. Marie, elle, est des nôtres, elle est une fille d’Israël. Toutefois, sa gloire est supérieure à toutes les nôtres. Elle nous précède à tous points de vue. Pourquoi ? La gloire de Marie est-elle due à son mérite, ou bien à Dieu seul, ou bien aux deux, mais comment ?
La gloire des hommes, la gloire rien qu’humaine, nous est familière. Le labeur est noble, il humanise l’homme. La science, l’art, la morale et même la politique sont un facteur d’élévation. L’honneur qui leur est dû est rien moins que légitime. Mais la gloire humaine, nous le savons encore mieux, a ses dangers. Les Tours de Babel finissent par s’écrouler. L’orgueil s’écroule sous son propre poids, quelle que soit la taille de la statue, même toute petite… En archéologie ou en architecture, presque tous les palais des empires les plus prestigieux ont disparu de la surface de la terre. Il ne reste rien des salles du trône de Babylone, de Thèbes, de Persépolis, du Palatin à Rome (seul son emplacement au sol marque ce que furent ses trente mètres de hauteur…), de Constantinople, de tant d’autres plus modernes.
Les maladies du pouvoir sont étudiées aujourd’hui, non sans motifs. La folie des grandeurs peut affecter les mieux prévenus. Un jour, le pouvoir monte à la tête. On se croit au-dessus des lois, par-delà le bien et le mal, devenu arbitre du vrai et du faux. À tous les niveaux du pouvoir, même les plus humbles, on n’écoute plus les conseils, on cherche à dominer, on ne donne pas de raisons, on se croit indispensable, on couvre l’iniquité pour sauver les apparences. La vraie gloire, elle, vient de Dieu et retourne à Dieu. Malheur à l’homme s’il s’en empare comme d’un sceptre !
Dans l’ordre de la grâce, du salut, de la gloire, tout vient de Dieu, c’est trop clair. L’effort de l’homme ne remplace jamais la grâce : c’est l’erreur de tout pélagianisme. Il ne la précède jamais non plus, nous n’avons pas à nous rendre dignes de la grâce : peut-être restons-nous parfois semi-pélagiens, même dans nos prières les plus suppliantes, ou dans notre démangeaison d’action, comme si notre action était indispensable. Seule la grâce conduit à la grâce, seul Dieu nous conduit à Dieu.
Le cas de Marie est le plus éclatant. Dieu la préserve du péché originel, par gratuité, afin de faire d’elle la mère du Sauveur. Une telle préservation n’avait de surcroît rien de nécessaire : Marie aurait pu être la mère pécheresse du Sauveur du péché. Mais c’est un cadeau, une élégance divine, que cette préservation.
Le programme de l’Assomption y est contenu. Le dogme de l’Assomption découle de celui de l’Immaculée Conception. Marie est la seule à être « pleine de grâce », depuis sa conception jusqu’à sa montée au Ciel. C’est l’œuvre de l’orfèvre divin. La gloire de Dieu passe à travers elle sans obstacle. C’était du jamais vu depuis Ève avant le péché.
Pourtant, même avec Marie, Dieu ne fait pas tout, tout seul. Il requiert la participation de l’homme à la grâce. Comme dit saint Augustin, Dieu qui nous a créés sans nous ne nous sauve pas sans nous. Marie a tout reçu, mais elle a aussi accepté le plan divin sur elle : « Qu’il me soit fait selon ta parole ». L’orfèvrerie divine n’était pas que démonstration de splendeur, elle était aussi d’une suprême cohérence. Pour que Marie pût répondre oui à l’Archange Gabriel, – surtout pour un changement de programme, dans sa vie, aussi extraordinaire –, il fallait qu’elle en fût capable. Sa liberté devait être intacte.
Or, pour nous, marqués que nous sommes par le péché originel, puis usagers de nos péchés personnels et de nos lâchetés collectives, notre liberté n’est pas intacte. Nous avons du mal à choisir Dieu, le vrai, le bien, ou à nous y tenir. Nous sommes lézardés, nous trichons. Le péché n’est pas un supplément d’humanité, comme parfois un certain romantisme adolescent veut nous le faire croire, avec ce côté artiste qui se croit maudit tout en cherchant le succès mondain. Non, le péché est au contraire une mutilation de liberté.
Marie, préservée par grâce de tout péché, était capable de dire oui à toutes les demandes divines. C’est ce qu’elle a fait, librement. C’est pourquoi sa gloire est le triomphe du plan divin accepté par elle. Elle est grande de la grandeur de Dieu, reçue sans repli dans sa petitesse. Voilà pourquoi elle est au Ciel dans son âme et dans son corps. Ni son âme ni son corps n’étaient un obstacle à l’amour de Dieu. Toute sa personne était saisie, pour l’éternité.
Pour nous, qu’en est-il de notre gloire future ? Ce sera la même gloire, voir Dieu, être unis à notre Sauveur dans une Église triomphante et comme des personnes individuelles, mais selon notre condition de pécheurs sauvés. Qui plus est, chacun selon sa mesure de charité, et il y a du plus et du moins dans le perfection de la charité. Nous serons, nous aussi, n’en doutons pas, dans les stalles du Paradis, classés par catégories, avec sans doute des querelles féroces de préséances, mais enfin nous y serons. Toutefois, Marie sera toujours un cran au-dessus.
Tout cela nous invite à méditer sur trois points :
Le premier est la réalité du péché qui nous affecte. La quasi-disparition du péché dans la prédication chrétienne de ces dernières décennies a eu pour conséquence la prolifération de produits de remplacement qui ne sont, hélas, que des régressions. Par exemple, le mal, qui n’est pourtant qu’une abstraction ; or une abstraction ne sait rien faire. Ou, mieux, le « mal absolu », chose terrifiante, car le mal absolu est un océan infini est sans bords, il se répand partout, alors que le péché a des bornes. Un péché se nomme, se nombre, s’avoue, reçoit un pardon. Il n’est que lui. Le mal est insaisissable, il envahit tout, personne ne le maîtrise. Si nous sommes tous pécheurs, c’est en outre qu’il n’y a pas les bons et les méchants, vision infantile trop répandue dans la sphère médiatique, entre films américains et palinodies des grands de ce monde. Il n’y a pas de monstres, qui seraient mauvais par nature, seule explication supportée des horreurs dont l’homme est capable, mais il y a des hommes bons qui font le choix de poser des actes gravement mauvais. Pécheurs, nous sommes responsables de nos actes.
Le deuxième point est le progrès spirituel qui nous incombe. La grâce nous travaille, travaillons sur nous-mêmes dans la grâce. Saint François de Sales, ce grand docteur alpin, le dit : la grâce ne nous manque jamais, mais nous pouvons manquer à la grâce. Vivre en chrétien, ce n’est pas prendre parti de son péché, ni se livrer à toutes les compromissions en travestissant la miséricorde. C’est se convertir, changer sa vie, y mettre un peu de vérité, prendre sa croix, suivre le Christ et approfondir sa vie spirituelle.
Le troisième point, enfin, est notre désir du Ciel. Nous sommes faits pour Dieu. Toutes nos décisions devraient s’en ressentir : agenda, vacances, métier, engagements, amours, don de soi, chacun selon sa grâce, Tout pour le ciel, le reste s’efface comme sable.
La Vierge nous tend la main, saisissons-la.