18ème Dimanche du TO A
Fr Maxime Allard op
Matt 14. 13-21
Jésus s’écarte des foules. Il le fait parfois pour prier. Mais cette fois-ci, il se met surtout à l’abri. Il veut, en quelque sorte, se faire oublier. En effet, comme Hérode vient de faire décapiter Jean le Baptiste et qu’il confond Jésus avec Jean, mieux vaut pour Jésus ne pas faire trop parler de lui pour un temps, ne pas attirer l’attention des autorités. C’est si facile de faire taire un prophète : il suffit de couper les liens entre la tête et le corps et, subitement, la parole du prophète se tait. Jésus se met donc à l’écart, dans un endroit désert. Jésus n’a pas envie de perdre la tête!
Mais son plan échoue. Lui qui voulait se faire oublier n’est pas oublié des foules. Elles le traquent, le suivent, avec leurs malades. Pas question pour elles de laisser s’échapper celui qui a des paroles d’espérance, des gestes de guérison et dont la seule présence leur rappelle quelque chose de la fidélité de Dieu à son alliance.
Elles sentent que le « Venez à moi ! Écoutez et vous vivrez » de la prophétie d’Isaïe s’adresse à elles. Pauvre, peinant sous l’oppression, la foule entend dans les Béatitudes de Jésus l’écho d’un monde où ce qui est nécessaire – l’eau, le vin et le lait – serait gratuit et dans lequel un festin de viandes savoureuses était garanti par serment divin. J’en conviens, cela n’est pas très politiquement correct ni très sensible aux végétariens, aux vegans ou aux gens intolérants au lactose! Mais, c’étaient, à l’époque et pour des gens habitués à la Parole de Dieu, les figures traditionnelles et parlantes du salut, des temps messianiques promis.
Alors, les foules n’ont pas envie d’être séparées de Jésus car il incarne concrètement pour elles l’amour de Dieu. Alors les foules ne réfléchissent pas. Elles suivent jusqu’au désert, sans penser à se préparer de quoi manger… Elles sont aimantées vers Jésus. Le Père n’est-il pas celui qui attire à Jésus ? A cette vue, Jésus, pris de compassion, guérit !
Mais c’est ici que les choses se corsent. I C’est ici qu’il faut être attentif car quelque chose d’essentiel va se jouer. Les disciples veulent protéger leur maître. Jésus voulait être à l’écart. Il faudrait donc écarter les foules, les renvoyer. Un prétexte se présente : elles ont faim ; il n’y a pas de quoi les nourrir dans ce « désert » ; on doit conclure logiquement qu’elles doivent être renvoyées. Pas fous ces disciples !
Pourtant, le piège est là : Jésus leur demande de les nourrir, pas de les écarter. « Donnez-leur vous-mêmes à manger »… Mais il n’y a rien à manger ou presque. Pour cinq mille hommes, sans compter les femmes et les enfants, cinq pains et deux poissons, c’est insignifiant, ridicule. Pourtant Jésus insiste. D’autres solutions sont-elles possibles ? Il invite les disciples à se donner, à s’engager envers ces gens, à ne pas se dérober : « donnez-vous à elles, pour elles, en leur faveur », semble-t-il leur dire dans son ordre. Il s’agit de les inviter à participer à la solution au lieu de renvoyer le problème. N’aurait-on pas pu imaginer les disciples reprendre la barque et aller chercher de la nourriture ? Eux et quelques personnes bien entraînées de cette foule n’auraient-ils pas pu aller dans les villages environnants chercher la nourriture nécessaire, quitte à la quêter… Mais, les disciples ont préféré une solution facile et se dégageant de l’odieux de la situation disent à Jésus : « Renvoie donc la foule »!
Jésus n’acquiesce pas. Il n’a pas envie d’être détaché de ceux et celles qui sont déjà, sans le savoir, son corps. Pourquoi écarter ceux et celles qui se sentent attirés par la Parole Dieu et qui ne désirent pas en être séparé ? Pourquoi décevoir leur espérance ? Pourquoi risquer qu’un ventre affamé n’entende plus résonner l’espérance évangélique ? Pourquoi ne pas s’engager à fond pour qu’ils soient nourris aussi bien de la Parole de Dieu que de pain ?
Intervient alors, la bénédiction, le partage et l’offre du pain. Les disciples reçoivent ce qu’il faut pour nourrir et donner à manger. Tous mangent à leur faim ! Tout finit bien !
Mais revenons à la réaction première des disciples. Je veux y voir un geste anti-évangélique, un réflexe de pécheur. Ils n’ont pas su s’adapter. Ils voulaient rester fidèles au plan initial : protéger le maître en s’écartant des foules et de la portée du glaive hérodien. Peut-être aussi, un peu, pour se réserver Jésus… Au lieu de s’engager, ils ont choisi de faire disparaître ce qu’ils ont interprété comme un problème : la présence intempestive de ces foules, le manque de nourriture… Ils n’avaient pas encore compris la compassion de Jésus qui voyait là un signe de foi et d’espérance, une occasion pour rendre vraie la prophétie d’Isaïe… Agissant ainsi, les disciples ont tenté de séparer des frères et des sœurs de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ.
Ce geste, ce réflexe, il existe encore dans l’Église et dans la société. On écarte, on renvoie, on marginalise si facilement et si promptement. Des fois, c’est subtil. D’autres fois, à coup de machette ou de décrets, la subtilité fait défaut et le sang coule. Les écarts sont creusés ; ils deviennent des fossés ; des murs sont élevés, sacralisés… Il devient alors difficile d’entendre et de faire entendre la Parole de Dieu, de voir et d’espérer qu’elle soit source d’espérance et de vie tant pour les corps que pour les cœurs… Comment faire pour que le Corps du Christ ne se coupe pas des hommes et des femmes pour qui il existe ? Pourquoi renvoyer et écarter alors qu’il s’agit de rassembler, d’unir, de rapprocher ?